Le 2 février dernier, le président de la République de Cuba, Miguel Díaz-Canel, annonçait qu’il venait de démettre de ses fonctions celui qui était jusque-là présenté comme son ami très proche, le vice-premier ministre et ministre de l’Economie et de la Planification, Alejandro Gil Fernández, soupçonné de corruption.
Un mois plus tard, ce même président de la République a fait savoir qu’une enquête était officiellement ouverte concernant les agissements de cet ex-ministre.
Cet événement, relativement passé sous silence par les médias français, fait bien sûr l’objet de nombreux textes et commentaires sur les sites d’opposition au régime castriste. Je reproduis ici l’analyse, à mon sens pertinente, qu’en fait Rafaela Cruz pour le site « Diario de Cuba ».
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Le cas Alejandro Gil : menace pour Díaz-Canel ou rébellion interne ?
Alejandro Gil est bien plus coupable et de faits bien plus graves que toutes les absurdités que vont lui imputer ses bourreaux d’aujourd’hui et complices d’hier dans l’anéantissement d’un peuple. Il est exclu que l’actuel tapage qui vient de naître puisse être considéré comme de la justice : vendetta entre mafieux, probablement ; justice, sûrement pas ! Car rien n’a été fait par ce criminel qui n’ait été approuvé « au plus haut niveau », pour reprendre le terme par lequel le capitaine Miguel Ruiz Poo accusa Fidel et Raúl Castro lors du procès-spectacle d’Arnaldo Ochoa* et d’autres hommes de paille.
Écartons également l’explication populaire selon laquelle il s’agit d’un cirque destiné à justifier la débâcle économique et/ou à divertir l’opinion publique. Blâmer Alejandro Gil individuellement pour les malheurs économiques de Cuba reviendrait à blâmer Bad Bunny pour le piètre niveau de la musique internationale d’aujourd’hui. Même la personne la plus stupide sait que ces deux personnages sont de mauvais interprètes d’un problème systémique, et que les envoyer au bûcher, aussi cathartique que cela puisse être, ne résout pas le problème de fond.
À l’ère de l’information, l’excommunication de Gil ne trompe personne, et eux, qui ne sont ni idiots ni déconnectés de ce que le peuple ressent, endure et pense, savent que nous savons que les décisions à Cuba ne sont pas prises par Gil, aussi ministre ou vice-président qu’il puisse être. Le fait de soulever la poussière de la corruption cause plus de dommages structurels au gouvernement que le prétendu bénéfice à « divertir » la population avec des histoires qui ne peuvent être crues que par les fidèles, qui n’ont besoin d’aucune raison pour croire. À l’heure des réseaux sociaux et de la presse indépendante, les procès staliniens ont un effet boomerang, surtout lorsque la crédibilité du castrisme est encore plus sinistrée que les « acquis de la Révolution ».
Cette farce a un public cible, mais ce n’est pas le peuple, mais le secteur du castrisme qui assiste en vaincu – peut-être définitivement – à l’assaut, par un autre secteur, contre le plus proche collaborateur de Díaz-Canel.
Depuis l’époque de Fidel, le castrisme a deux âmes : d’une part, les politiciens du parti et, d’autre part, les militaires. C’est une stratégie bien connue des mafieux de maintenir leurs subordonnés en concurrence, de les faire se battre, se surveiller, se détruire.
À l’époque de Fidel Castro, l’aile du parti dominait, les militaires se voyant confier des postes dans les entreprises, mais le pouvoir et les décisions étaient détenus par Fidel et son cercle politique, tandis que ceux qui se trouvaient sous l’aile de Raúl étaient des chiens de chasse extrêmement bien nourris qui bénéficiaient d’avantages économiques, mais pas de pouvoir.
Lorsque Raúl Castro a hérité de ce pouvoir, ses militaires, qui concentraient déjà une grande influence dans le monde des affaires, se sont rapprochés de la gouvernance du domaine, mais Raúl ne leur a pas remis les clés du royaume, car cela aurait été une abdication de facto, puisque le pouvoir politique, économique et militaire aurait été concentré dans un groupe qui pourrait éventuellement contester la position de Raúl en tant que Capo di tutti Capi. Le général a donc choisi un survivant du parti, Díaz Canel, un politicien à l’incompétence avérée. Depuis, militaires et politiques cohabitent dans une certaine tension, s’épanouissant dans une paix nourrie par les dépouilles d’un pays qui, devenu charogne, ne suffit déjà plus à rassasier tant de hyènes.
Comme certains d’entre nous l’avaient prédit, le gâchis castriste ne commencerait à s’effilocher que le jour où le butin ne suffirait plus à assurer les loyautés. Il y a moins d’un mois, nous affirmions que la raison la plus probable du retard dans l’entrée en vigueur du paquetazo** était le sabotage de la décision prise par la faction Díaz-Canel ; aujourd’hui, nous constatons que les militaires ne se contentent pas de saboter, mais qu’ils règlent leurs comptes façon gangsta style, par crainte et par ressentiment, en constatant que le système qui leur permet d’occuper leur position est en train de s’effondrer, mal géré par l’aile politique à laquelle Raúl a confié l’administration du domaine.
Depuis la fin de l’année dernière, le premier ministre Manuel Marrero, représentant des militaires dans l’administration, occupe le devant de la scène économique et, si l’on en croit la mise en scène, a même supplanté Díaz-Canel en termes de leadership au sein du gouvernement.
Il reste à savoir si ces « ajustements » sont patronnés par Raúl Castro et sa famille, auquel cas l’objectif est de discipliner et de menacer Díaz-Canel – Alejandro Gil était son bras droit et son ami personnel – et peut-être de le remplacer par un autre membre de l’aile politique tout en maintenant le statu quo, ou s’il s’agit d’une manœuvre de ses subordonnés en habit vert olive pour convaincre le général qu’il doit officiellement remettre le pouvoir aux militaires, qui de facto l’ont déjà et sont les seuls à pouvoir garantir l’avenir du système.
Le castrisme vit des convulsions dans une crise politique où l’on a vu le président du gouvernement, nommé personnellement par le propriétaire du pays, féliciter publiquement quelqu’un qui, quelques semaines plus tard, a été qualifié de traître dans le cadre d’une enquête qui a été cachée à Díaz-Canel, ou qui vient d’être inventée pour le souffleter, même si l’objectif, au-delà, serait d’évincer tout un secteur du castrisme, trop idéologique, pour mettre en place un système plus favorable aux affaires, domaine dans lequel les militaires cubains ont le plus d’expérience.
Il est évident qu’aujourd’hui la dictature est plus faible qu’hier, mais l’histoire n’est pas terminée. Il est impossible de savoir si ces coups de poignard sont le début de la fin, ou le début d’une nouvelle dictature dans laquelle, au lieu d’être extrêmement misérables, nous deviendrions moyennement misérables, mais toujours sans liberté.
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* Arnaldo Ochoa fut un compagnon de route de Fidel Castro, devenu général des forces armées cubaines et « héros national » avant d’être arrêté puis fusillé, avec d’autres officiers supérieurs, pour « haute trahison à la patrie » sous l’accusation de corruption et de trafic de drogue. Son procès, savamment mis en scène, fut diffusé à la télévision cubaine.
** « el paquetazo » : nom donné à la série de sévères mesures économiques prises récemment par le gouvernement cubain et consistant à d’énormes augmentations de prix, ceux des combustibles notamment.
Lien d’origine : https://diariodecuba.com/economia/1710161739_53404.html
Traduction : Floréal Melgar.
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