Troisième volet de la publication de certains chapitres de la brochure « L’ordre mon cul, la liberté m’habite », avec « L’impératif », où il est question de morale, de parcours fléchés, de clés et de serrures…
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« Ce qu’il y a d’encombrant dans la morale,
c’est que c’est toujours la morale des autres »
Léo Ferré
La morale, c’est toujours les valeurs des uns appliquées aux autres. Pour les juger ou, pire, les guider. Sinon ce n’est pas la morale ; à peine pourrait-on dire des morales. Tout juste des références intimes. Des trucs qu’on s’est choisis une fois pour toutes, qu’on utilise pour pas trop se planter, pour ne pas se perdre de vue soi-même quand on ne sait pas très bien à quoi s’en tenir. Juste des repères.
Certains appellent ça quand même des valeurs et parlent d’éthique. Ils disent qu’elle est indicative, alors que la morale est impérative. C’est cela la morale : l’impératif. C’est la volonté, ou le désir – ou, pire, le besoin ! – de voir l’autre vivre selon des références, désirer selon des choix, agir selon des priorités qui ne sont pas les siennes propres, qui sont celles selon lesquelles nous vivons, nous désirons, nous agissons.
Et la morale se réduit tôt ou tard à ce dilemme : peut-on vivre avec ceux qui ne veulent pas faire comme nous, ou faut-il les tuer ?
Ni les utopistes ni les philosophes n’ont manqué pour le résoudre. Parmi eux, Hegel n’est pas le moindre, qui liera la morale des temps anciens aux Lumières des temps nouveaux pour inventer rien moins que le sens de l’Histoire ! Il faudra attendre peu de temps pour voir un néohégélien, Marx, prétendre « remettre Hegel sur ses pieds ». Et promouvoir les travailleurs au rôle désormais messianique d’accomplisseurs de l’histoire, fonder l’Association internationale des travailleurs, en expulser Bakounine et les anarchistes puis en transférer le siège à New York afin qu’ils cessent, ces travailleurs, de se mêler de cette révolution qu’il pourra décrire à leur place. Au nom du sens de l’Histoire enfin rétabli…
Depuis plus de six mille ans d’histoire consciente des hommes, les propositions des utopistes et des philosophes se résument à : « Il suffit de tous faire comme on dit et tout ira bien. Quant à ceux qui n’ont pas envie, ça ne fait rien. Vu que notre idée est la seule valable, on les aura vite convaincus et ce sera le bonheur pour tous. »
Et puisqu’il en va du rôle dévolu à l’humanité, de l’unique et triomphale voie vers son salut, ces marches forcées vers le bonheur exigent des observances, des règles, des obligations. Morales, les obligations, toujours morales, et d’autant plus incontournables qu’elles sont dites universelles et ne peuvent donc supporter aucune dérive, aucun délai, aucun manquement ! Toute déviance, puisqu’elle compromet rien de moins que l’accomplissement de l’histoire et l’avènement de la morale universelle, sera sévèrement châtiée !
Alors, encore et toujours, grands timoniers, petits pères du peuple, sauveurs providentiels, tribuns, prophètes, guides suprêmes, moralisateurs de toutes sortes, héros de la cause sacrée, chevaliers de la raison supérieure, leurs affidés serviles, les aspirants au pouvoir et les affamés de domination décapiteront, brûleront, écartèleront, fusilleront, noieront, écorcheront, éviscéreront, ébouillanteront, comme ils n’ont jamais cessé de le faire, pour la paix, la fraternité, l’histoire, l’ordre universel, la Cause. Pour le bonheur de tous promis pour demain si chacun adopte leur morale aujourd’hui…
Et six mille ans après, des tas de militants de tas de causes sont encore convaincus que le bonheur de tous est dans telle ou telle solution. C’est sûrement très gentil ; merci. Mais qui sont-ils pour définir le bonheur d’autrui ? Et qui plus est – excusons-les du peu – de tous et pour toujours ! L’histoire regorge des cadavres de ceux qui ne voulaient pas faire comme on leur a dit que le bonheur était !
Méfions-nous de tous ceux qui prétendent avoir la clé : ils ont tôt fait de faire la serrure qui va avec ! Il est du degré absolu de l’absolue bêtise de croire qu’il y a une solution unique pour tout le monde. Quant à prétendre la détenir, ça n’est plus de l’absolue bêtise, c’est de l’absolue suffisance. Et potentiellement du terrorisme : bêtise, suffisance et terrorisme sont synonymes dès lors que l’on croit pouvoir définir le bonheur d’autrui sans lui…
C’est avec une morale de la Révolution et un idéal de bonheur pour tous que Robespierre inventa la Terreur. C’est aussi avec une morale révolutionnaire qu’en octobre 1917 les bolcheviques utilisèrent l’appareil d’Etat tsariste pour mater les révolutionnaires – à commencer par les anarchistes de Cronstadt, de Pétersbourg et d’Ukraine – qui n’avaient pas la même idée du bonheur et des lendemains qui chantent… « Ce qu’il y a d’encombrant dans la morale, c’est que c’est toujours la morale des autres. »
Jean-Victor Verlinde
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