Les célébrations du 8-Mai ont fourni l’occasion aux médias de parler de la prison Montluc, à Lyon, où Jean Moulin fut enfermé durant un temps. Je voudrais à mon tour évoquer cet établissement pénitentiaire, mais pour une tout autre histoire. Le 1er janvier 1941, cette prison militaire connut une mutinerie et l’évasion de quelques-uns de ses « pensionnaires », parmi lesquels figurait le militant anarchiste Maurice Joyeux. Cet événement fit l’objet d’un article à la une du journal Le Nouvelliste de Lyon, sous le titre « Rébellion à Montluc », mais toute trace de cet article fut supprimée dans la seconde édition de ce quotidien. L’histoire de cette évasion a été écrite par Maurice Joyeux, l’un de ses acteurs, dans un livre savoureux* ainsi que de façon plus résumée dans ses Mémoires**. Je ne vais donc pas vous la raconter dans le détail, mais simplement rappeler une anecdote au sein de cette histoire, qui montre où peut mener le désir de liberté d’un côté et l’imbécile discipline de parti de l’autre. Peu de temps avant le 1er janvier 1941, une idée d’évasion avait germé dans la pensée de Maurice Joyeux, qu’il confia à une poignée de proches parmi ses codétenus. Dans la prison se trouvaient également des communistes, parmi lesquels Lucien Sampaix, qui avait été avant-guerre directeur du journal L’Humanité. Les communistes détestaient copieusement les anarchistes, qui le leur rendaient bien. Aussi le groupe organisateur de l’évasion décida de ne prévenir les communistes qu’au dernier moment de leur intention, le matin même du jour où l’événement eut lieu. C’est donc Maurice Joyeux qui se rendit dans le quartier des staliniens pour leur faire part de ce qui se tramait et les inviter à participer à l’évasion. Or, à l’époque, le pacte germano-soviétique, qui ne sera rompu qu’en juin 1941, est toujours en vigueur et le Parti communiste a interdit à ses militants emprisonnés toute tentative d’évasion. Quelques mois auparavant, en juin 1940, Maurice Tréand, sorte de ministre de l’Intérieur du PCF, avait entamé des négociations auprès des autorités allemandes pour obtenir l’autorisation de faire reparaître le journal L’Humanité. Lucien Sampaix, qui dominait le groupe des communistes de la prison Montluc, répondit donc à Maurice Joyeux qu’ils allaient en parler entre eux et fournir leur réponse plus tard, mais que celle-ci serait sans aucun doute négative. Et il ajouta sur un ton solennel : « Nous, c’est le prolétariat qui viendra nous délivrer. » L’évasion organisée par Maurice Joyeux réussit le jour même. Lucien Sampaix, de son côté, était fusillé le 15 décembre 1941. Une rue de Paris porte son nom.
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* Mutinerie à Montluc, de Maurice Joyeux, éditions La Rue, Paris, 1971. ** Souvenirs d’un anarchiste, tome 1, de Maurice Joyeux, éditions du Monde libertaire, Paris, 1986.
Je n’avais jusque-là jamais vraiment porté attention à la revue libertaire Chroniques Noir et Rouge*, qui en est pourtant à son douzième numéro, paru en mars. De passage dans l’excellente librairie parisienne Publico où cette revue est en vente, c’est en remarquant au sommaire un article de François Roux consacré à l’histoire nauséabonde du nationalisme breton que je me suis décidé à l’acheter. Bien m’en a pris car l’ensemble de ce numéro est de bonne facture. On y trouve un dossier fort intéressant consacré à Nietzsche avec un texte de Camillo Berneri de 1926, excellemment traduit, présenté et annoté par Miguel Chueca, et que vient compléter l’article de Guy Girard consacré aux anarchistes qui se sont intéressés de près à l’auteur de Zarathoustra. Daniel Pinós, l’un des créateurs de la revue, signe quant à lui un bel hommage au peintre, sculpteur, professeur et journaliste libertaire et aragonais Ramón Acín, membre de la CNT et fusillé par les franquistes en août 1936. Claire Auzias, qu’on ne présente plus, offre quelques belles pages sur le féminisme libertaire à travers l’évocation de plusieurs publications, à commencer par le journal argentin La Voz de la mujer (« La Voix de la femme »), et le livre d’Hélène Finet précisément consacré à ce journal. Le roman Dix petites anarchistes de Daniel de Roulet et les ouvrages de Margaret Marsh Anarchist Women et d’Emilie Lamotte L’éducation rationnelle de l’enfance, et autres textes permettent à Claire Auzias de compléter sa réflexion toujours pertinente sur le sujet. Le féminisme libertaire reste d’ailleurs à l’honneur avec l’entretien que Mireille Mercier a recueilli auprès d’Hélène Hernandez, animatrice de longue date de l’émission « Femmes libres » sur Radio-Libertaire, mais qui est ici interrogée en tant que rédactrice de la revue Casse-rôles. Comme je le précisais en tête d’article, François Roux propose un savoureux article, « Enquête au pays des chapeaux ronds », consacré aux indépendantistes et abjects nationalistes bretons et collaborateurs durant la Seconde Guerre mondiale. Il se fonde pour cela sur deux ouvrages incontournables, Le monde comme si. Nationalisme et dérive identitaire en Bretagne et Miliciens contre maquisards, que l’on doit à Françoise Morvan, dont le nom seul, lorsqu’il est écrit ou prononcé, suffit à provoquer d’abondants cacas nerveux chez les patriotards bretons agités. Après un hommage de Guy Girard à Claude Guillon, récemment disparu et qui avait précisément publié un article fort pertinent sur le concept fumeux d’islamophobie, Thierry Maricourt se penche sur Ces petits renoncements qui tuent, le livre de Carine Azzopardi & le Témoin, qui dénonce les reculs permanents de la gauche, classique ou extrême, face à la pénétration du religieux au sein de l’école et de l’université. Des notes de lecture fournies et quelques autres textes, outre ceux évoqués ci-dessus, composent ce numéro de qualité et me font regretter de ne pas avoir rencontré cette revue plus tôt.
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* Chroniques Noir et Rouge, revue trimestrielle de critique bibliographique du mouvement libertaire, 5 euros le numéro. En vente, en particulier, à la librairie Publico, siège de la Fédération anarchiste, 145, rue Amelot, Paris-XIe.
Je partage volontiers ce texte qui m’est parvenu à l’occasion du 1er Mai.
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« Si les travailleurs s’organisent, tout ce qu’ils ont à faire est de mettre les mains dans leurs poches, et les capitalistes seront battus ! » Big Bill Haywood, 1905.
Si l’on se bat pour ne pas trimer deux ans de plus, si l’on s’est battu pour travailler moins (les 8 heures) et pour ne pas travailler tous les jours (les congés payés), c’est bien que le travail n’est pas aussi épanouissant que l’on veut nous le faire croire. On le sait, on le sent, on l’a toujours su. Véritable nécessité quand on ne possède rien ou rien d’autre qu’un toit, travailler est imposé comme une juste contribution à la société. Pourtant, le travail dans la société capitaliste doit avant tout « faire de l’argent » : l’objectif qui dicte son organisation est l’accroissement du capital. Et la question des besoins humains n’y est que secondaire. Qu’importe que notre travail participe à la destruction du monde, tant qu’il sert l’économie ! Qu’importe qu’il implique une usure prématurée des corps et des esprits, s’il permet aux entreprises de rester compétitives ! Alors, qu’on se le dise ! : notre société est mortifère, mais elle est aussi historique, comme tant d’autres qui l’ont précédée… Elle n’est donc pas éternelle, et nous pourrions, nous aussi, changer la vie !
Travailler pour la paye
Le travail tel qu’on le connaît correspond à la forme spécifique de notre société. Il est différent de l’activité par laquelle les hommes ont répondu à leurs besoins dans d’autres contextes, avec plus ou moins de bonheur. Dans une société marchande, fondée sur la propriété privée, quand nous allons au travail, c’est avant tout pour la paye. On se résout à louer nos corps contre un billet… Sans prise sur le contenu de notre activité, son rythme, sa durée, son organisation, etc. Notre activité ne nous appartient pas, pas plus que la terre, les machines et même le temps. Nous appelons travail toutes ces activités contre lesquelles nous recevons une rétribution : « productif » ou « improductif », en entreprise privée ou dans la fonction publique, à l’usine ou dans les services, dans la gestion, dans la culture ou dans le soin, le travail est toujours une injonction à la productivité – donner le maximum de soi en un temps donné et pour un même salaire – et toujours commandé. On est loin de la définition romantique selon laquelle le travail est l’activité « générique » de l’homme consistant à agir sur la matière pour lui donner une forme « utile ». On est souvent loin aussi du processus créatif, de l’ouvrage d’un individu dont le résultat serait « déjà au commencement dans l’imagination du travailleur ». Enfin il a très rarement à voir avec la réalisation d’un plan d’action délibérément conçu pour répondre à tel besoin ou satisfaire telle envie, qu’ils soient individuels ou collectifs. En réalité, en matière de travail, on ne choisit rien… En cela, le travail est radicalement une séparation : de l’homme avec lui-même comme être social et désirant, de l’homme et de son environnement, de l’ouvrier et de sa production, des tâches elles-mêmes dans la production… Tout est haché, pour être mieux mesuré, comptabilisé, rationalisé, contrôlé, acheté, vendu, etc. Pourtant, même dans ce contexte, nous pouvons faire en travaillant l’expérience de notre puissance d’agir, constater avec fierté que nous transformons le monde et œuvrons utilement à la communauté. Que ce soit en rénovant une maison ou en apprenant à lire aux jeunes enfants, en écrivant ou en taillant la vigne, en réparant une voie de chemin de fer ou en soignant un vieillard… Subsiste donc parfois, même dans le travail, dans cette activité dont on tire si peu les ficelles, autre chose que la seule possibilité de gagner un salaire.
C’est que tout ne repose que sur nous, la « classe des dépossédés » ! Les patrons ont besoin de nous, nous n’avons pas besoin d’eux. Dans une société débarrassée des impératifs capitalistes, l’activité correspondant à nos besoins, à nos désirs, pourrait être bien différente, épanouissante pour tous, permettant à chacun de développer librement ses capacités, et d’interagir avec la nature, sans la dominer ni la détruire.
La vie pourrait être une fête !
La vie pourrait être une fête. On le voit dans les luttes, que l’État voudrait réduire à une bataille rangée dont nous serions nécessairement les perdants. Reprenons ici les mots courageux des parents de Serge, dont le fils et notre camarade se bat aujourd’hui littéralement pour vivre : […] la lutte c’est la fête. La fête, ce sont les barbecues des gilets jaunes sur les ronds-points ; ce sont les cris et les chants lors des manifestations contre la réforme des retraites ; c’est l’expression créative et colorée que peuvent avoir les manifestations des femmes ou des homos ; ce sont les grèves ou les occupations dans lesquelles les salariés se découvrent sur leur lieu de travail ; ce sont les blocages joyeux de routes ou de lycées… Contre la répression, ces espaces de lutte et de fête témoignent que le monde doit changer de base, et que nous avons en nous, dès maintenant, la capacité d’y parvenir en les mettant en valeur et en les élargissant. N’attendons pas d’être détruits physiquement par le travail, d’avoir tout donné au travail au point de ne plus savoir quoi faire de nos vieilles années… N’attendons pas 62 ans, 60 ans, ou la semaine de quatre jours… Notre activité peut, en même temps que répondre à nos besoins plus ou moins élémentaires, créer de nouveaux rapports entre les individus que nous sommes, un nouveau rapport à notre environnement, un rapport qui détruirait les séparations et dominations. Ne pas remettre en question la société marchande, c’est continuer de bâtir un monde qui s’oppose à nous. Nous émanciper collectivement de la froide logique du capital et de sa marchandisation sans fin, c’est la seule manière d’accéder à une vie dans laquelle notre activité soit désirable en même temps que vitale.
Le 27 avril, la nouvelle du décès de Dmitry Petrov, un camarade russe qui combattait l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe, est parvenue dans le milieu libertaire. Personnellement, je n’ai pas d’avis arrêté sur ce que devraient faire les anarchistes ukrainiens dans les circonstances actuelles, ou les anarchistes russes s’opposant à la politique menée dans leur pays. Qu’ils se tiennent à l’écart du conflit guerrier en cours ou qu’ils s’y engagent, il ne m’appartient pas d’asséner de ces jugements péremptoires dont sont coutumiers les radicaux de réseaux sociaux. Je constate simplement que Dmitry Petrov n’est pas le premier militant libertaire du camp ukrainien à perdre la vie dans cette guerre. Je sais aussi que jusqu’à lors aucun anarchiste russe ne s’est précipité pour rejoindre les rangs de l’armée de Poutine au nom de l’antifascisme. Je publie donc ce texte en simple hommage à Dmitry Petrov, qui a laissé cet écrit.
Je m’appelle Dmitry Petrov, et si vous lisez ces lignes, c’est que je suis probablement mort dans la lutte contre l’invasion de l’Ukraine par Poutine. Je suis membre de l’Organisation combattante des anarcho-communistes (BOAC), et je le resterai même après ma mort. La BOAC était notre idée d’origine, née de la foi dans la lutte organisée. Nous avons réussi à la conduire de différents côtés des frontières de l’État. J’ai fait de mon mieux pour contribuer à la victoire sur la dictature et pour la révolution sociale. Et je suis fier de mes camarades qui ont combattu et combattent en Russie et à l’étranger. En tant qu’anarchiste, révolutionnaire et russe, j’ai jugé nécessaire de participer à la réplique armée que le peuple ukrainien oppose aux occupants de Poutine. Je l’ai fait pour la justice, la protection de la société ukrainienne et la libération de mon pays, la Russie, de l’oppression. Pour le bien de toutes les personnes qui sont privées de leur dignité et de la possibilité de respirer librement par l’ignoble système totalitaire créé en Russie et en Biélorussie. Une autre raison importante de participer à cette guerre est d’établir l’internationalisme par l’exemple. A l’époque où l’impérialisme meurtrier réveille en réponse une vague de nationalisme et de mépris pour les Russes, j’affirme en paroles et en actes : il n’y a pas de « mauvaises nations ». Tous les peuples ont un chagrin : des dirigeants avides et avides de pouvoir. Ce n’était pas une décision et une étape purement individuelles. Elle s’inscrivait dans la continuité de notre stratégie collective visant à créer des structures pérennes et à combattre par la guérilla les régimes tyranniques de notre région. Mes chers amis, camarades et proches, je m’excuse auprès de tous ceux que j’ai blessés par mon départ. J’apprécie vraiment votre chaleur. Cependant, je crois fermement que la lutte pour la justice, contre l’oppression et l’injustice est l’un des sens les plus dignes dont une personne peut remplir sa vie. Et cette lutte demande des sacrifices, jusqu’à l’abnégation complète. Le meilleur souvenir pour moi serait que continuiez à travailler activement, en surmontant les ambitions personnelles et les querelles nuisibles inutiles. Si vous continuez à vous battre activement pour parvenir à une société libre fondée sur l’égalité et la solidarité. Pour vous et pour moi, et pour tous nos camarades. Le risque, la privation et le sacrifice sur ce chemin sont nos compagnons constants. Mais soyez-en sûr, ils ne sont pas vains. Je vous embrasse tous. Bien à vous, Dmitry Petrov
Ça recommence avec le RSA, que les parasites qui gouvernent voudraient conditionner à un travail obligatoire ! Je publie ici ce qu’écrivait Cyril C. Sarot dans son « Journal d’un confiné », il y a trois ans.
« Ah les fourbes ! Ah les coquins ! Les crevards ! Une aide va être accordée aux allocataires du RSA, et alors ? Les réactions de jalousie et de haine suscitées par cette mesure sont à vomir : c’est dingue ce que les pauvres aiment se défouler sur plus pauvres qu’eux ! L’empathie, vous connaissez ? Étonnez-vous après qu’on vous refuse ce que vous-mêmes avez refusé aux autres. Et toujours ce droit de vie ou de mort accordé par le travail, cette frontière immuable entre ceux qui bossent et ceux qui ne bossent pas. On peut bien accorder des aides aux restaurateurs, aux bistrotiers, aux artisans, aux commerçants, aux entreprises, aux patrons, c’est-à-dire à ceux-là même qui nous laissent le nez dans notre merde et nous paient au lance-pierre, qu’ils soient fabricants de balais à chiottes, de matraques télescopiques, de LBD ou de boucliers anti-émeute, là pas de problème. Mais à quelqu’un qui ne travaille pas : jamais ! Tous ces parvenus à 500 balles par mois, ils ne foutent rien de la journée, alors hein : qu’ils crèvent ! Si au moins ces gueulards étaient vent debout pour réclamer quelque chose pour eux aussi (rien pour les salariés de la grande distribution, les aides à domicile ou d’autres, je comprends le goût amer de la pilule) : du tout ! Une pétition a même été lancée, rédigée plus que sommairement (le texte complet : « Bénéficiaire du RSA ils ont droit à une prime ou plutôt une aide financière de l’État au vu de la situation actuelle. Pourtant bénéficiaire du RSA, pas de chômage partiel pas de perte de salaire. Tout autre travailleur n’a pas de prime ?? Je suis contre cette prime pour les bénéficiaires du RSA ! »), qui a récolté près de 30.000 signatures. Sans parler des commentaires qui fleurissent un peu partout sur le net ! Le bon peuple est comme ça : il aime s’accorder de temps en temps le pouvoir de lever ou de baisser le pouce, surtout quand il s’agit de plus faible que lui ; comme si ce pouvoir lui permettait justement de se rappeler qu’il y a plus faible, et de lui cracher dessus pour avoir l’illusion de se rehausser un peu. Et puis cette posture, cette bouffissure du travailleur dans son bon droit, cette supériorité morale de l’exploité qui en bave en comparaison des parasites qui eux se la coulent douce avec leurs gnares et leurs allocs : il faut croire que ça soulage. Mais quelle mentalité de merde ! Ordures ! Fumiers ! Mais c’est insupportable ! Il faut que je me calme, que je passe mes nerfs sur quelque chose, tiens : je vais appeler la police pour dénoncer mes voisins. Deux semaines au moins qu’ils sortent trois fois par jour sans aucune raison de le faire, maintenant ça suffit : je dois intervenir. C’est mon rôle, ma mission et je dois être à la hauteur. Voilà ce qu’est une vigilance bien comprise ! Voilà ce qu’est un citoyen responsable ! Au milieu de cette bassesse, heureusement que nous sommes quelques-uns à préserver certaines valeurs. Parce que là, vraiment : ce monde me dégoûte ! »
Ça se passe en 1972, à Paris. A l’époque, je militais au sein du groupe montmartrois Louise-Michel de la Fédération anarchiste, qui avait – et a toujours, d’ailleurs – un local rue Robert-Planquette, une petite rue donnant sur la rue Lepic. Tous les dimanches matin, avec des copains de ce groupe, nous vendions « Le Monde libertaire » à la criée dans cette rue commerçante, très populaire. Ce devait être le dimanche 27 février ou le dimanche suivant car venait alors d’avoir lieu l’assassinat, par un vigile de l’usine Renault de Billancourt, de Pierre Overnay, un militant maoïste. Et donc un vieux monsieur, qui visiblement venait de faire son marché car il tenait un cabas dans lequel on apercevait des légumes, vient vers moi et me demande un exemplaire du journal en sortant son porte-monnaie. Et puis on se met à parler tous deux, précisément, de l’assassinat en question. Mais dès le début j’étais intrigué par ce monsieur car je me disais que je connaissais ce visage, mais sans parvenir à l’identifier sur-le-champ car on ne s’attend jamais à tomber sur une personne célèbre dans nos activités de la vie quotidienne. Ça n’a sûrement duré que quelques secondes, cette interrogation de ma part, mais soudain, bien sûr, je l’ai reconnu. C’était Jacques Prévert. Je ne vous raconte pas la suite, je voulais simplement que ce souvenir serve d’introduction au beau documentaire consacré à ce poète des humbles.
Le 14 avril 1931, à Malaga (Andalousie), des travailleurs anarchistes renversent la statue représentant le marquis de Larios, la jettent à la mer et la remplacent par une autre, en hommage aux ouvriers de la ville.
Le dictateur espagnol Francisco Franco demandait à ses proches de le présenter comme un soldat indomptable. Pourtant, Franco était terrorisé à l’idée d’être assassiné Durant son règne brutal, le dictateur Franco a survécu à plus de vingt tentatives d’assassinat. Qui étaient les instigateurs et quelles étaient leurs motivations ? Qui a planifié ces tentatives ? Pourquoi ont-elles échoué et à quel point ont-elles été sur le point de réussir ? Octavio Alberola et Stuart Christie, deux opposants de Franco ayant tenté de le tuer, révèlent leurs motivations et leurs plans. À travers des reconstitutions fascinantes, ces deux opposants expliquent leurs intentions et les circonstances qui les ont poussés à vouloir éliminer le dictateur.
« La connerie, ce n’est pas grave ; ce qui est terrible, c’est la connerie militante. » (Boris Vian)
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Le fait de relayer sur les réseaux sociaux les textes que je publie sur mon blog me vaut régulièrement de recevoir des invitations à devenir « ami » avec des « anars » particulièrement radicaux ou prétendus tels. Je ne sais ce qui les pousse vraiment à m’adresser ces demandes. Car en effet il est aisé de s’apercevoir, tout d’abord, que j’écris sous mon vrai nom et pas sous pseudo comme si j’avais intégré un réseau de résistance à l’occupant nazi en 1942. C’est déjà éminemment suspect, le farouche combattant d’aujourd’hui se devant de ne jamais apparaître à visage découvert. Ensuite, je n’appelle pas à prendre d’assaut le palais de l’Elysée chaque matin d’octobre ou, comme dit la chanson, à ce que « le sang coule et rougisse la terre ». Mais c’est ainsi. Le bout de chemin que nous parcourons eux et moi dans une « amitié » toute relative est généralement très court, car ce qu’ils n’avaient pas décelé avant de me contacter leur apparaît soudainement comme une évidence monstrueuse. A savoir que mon radicalisme n’arrive évidemment pas à la hauteur du leur. Ce qui est intéressant et qui vaut étude sociologique, ou presque, c’est d’observer ce que sont leurs publications.
En premier lieu, donc, tous usent et abusent de pseudonymes et d’avatars plus ou moins idolâtres ou chargés de symboles. Ces fausses identités traduisent pour les uns leur admiration pour de grandes figures du passé. On trouve ainsi des Durruti, des Bakounine, des Malatesta ou Emile Henry, autant de personnages qui sans doute botteraient le cul de leurs homonymes du présent s’ils pouvaient lire ce qu’ils écrivent. Pour d’autres, les symboles montrent leur attachement à telle ou telle cause, traitée dans un vocabulaire qui l’élève au rang du sacré et interdit tout humour. L’anonymat ainsi conçu contribue à maintenir l’insurgé du monde virtuel dans une clandestinité fantasmée des plus palpitantes, Facebook, Twitter et autres hauts lieux de la « résistance antifasciste » faisant ici office de Vercors ou de plateau des Glières. Mais alors que les maquisards – les vrais – jouaient leur peau, les seuls risques encourus par nos résistants de clavier ne sont que les punitions administrées par des algorithmes peu avides d’appels au meurtre, qui les privent de temps à autre de diatribes incendiaires pour vingt-quatre ou quarante-huit heures. Sanctions qu’ils arborent d’ailleurs, pour certains, comme les anciens combattants leurs médailles. Dur, dur, d’être un héros. En vérité, cet anonymat permet surtout d’injurier et de calomnier à tout-va, sans jamais devoir en répondre. La connerie militante qu’évoque Boris Vian, l’aigreur et la triste solitude qu’entraîne l’inefficacité totale de leur radicalisme de bac à sable, ne peuvent que déboucher sur ces comportements de malotrus que la nature même des réseaux sociaux encourage et exacerbe.
L’imagerie mise en avant par ces lutteurs sans repos amène à penser que leur quotidien est fait de ces guérillas urbaines dont les photos illustrent en grande partie leurs pages. Un univers peu féminisé apparaît alors, peuplé d’individus tout de noir vêtus, cagoulés, pavé ou cocktail Molotov en main, faisant face à des rangées de Robocops, sur fond de bagnoles qui brûlent, de tags vengeurs, d’abribus saccagés ou de vitrines brisées. La routine, quoi. Publier une photo (visages floutés quand même !) où on les verrait jouer à la pétanque avec les cousins d’Ardèche est exclu, ce serait avouer qu’il est possible de s’accorder une trêve petite-bourgeoise dans la lutte contre l’oppression. Rien n’apparaît donc jamais de ces scènes de la vie ordinaire qui doit bien être la leur de temps à autre. Car il est difficile d’imaginer que tous vivent de la « reprise individuelle » façon Marius Jacob ou d’opérations commando permanentes pour détruire les canons de Navarone. Ça se saurait… A de rares exceptions près, c’est en vain qu’on chercherait parmi leurs publications quelque chose qui les ait émus, quelque chose qu’ils aiment : un tableau, une chanson, une photo, une expo, un film, un roman, un trait d’humour, un poème, un paysage… contribuant ainsi à répandre cette impression désagréable et dommageable que le monde sensible n’existe pas dans la radicalité politique. C’est que la lutte libératrice exige de ses adeptes un plein temps et une vigilance de tous les instants. On ne va tout de même pas se laisser distraire par ces futilités ! Ce qui domine incontestablement, dans leurs rappels de la geste héroïque des mouvements révolutionnaires, concerne quasi uniquement les luttes caractérisées par l’action violente, même celles où il est très difficile de déceler ce qu’elles ont à voir, de près ou de loin, avec l’anarchisme. Seront ainsi célébrées aussi bien la bande à Bonnot ou l’épopée makhnoviste que la bande à Bader, les Brigades rouges ou les mafias-guérillas sud-américaines. Faut qu’ça saigne ! Idem pour les célébrités, toujours magnifiées, de Ravachol à Malcolm X en passant par l’inévitable Guevara, pourtant fossoyeur du mouvement libertaire cubain mais que ses « qualités » de porte-flingue et une légende fabriquée pour âmes simples réhabilitent à leurs yeux.
Rencontre amicale entre radicaux.
Pour ce qui est de la pensée, et surtout de sa cohérence, on repassera ! Un salmigondis indigeste nous est servi à toute heure. Qu’importe les ingrédients, pourvu que ça pique. L’important, c’est la radicalité, qui se confond le plus souvent avec un maximalisme puéril. On verra ainsi tel agité, après avoir tel jour dénoncé les horreurs staliniennes, tomber en pâmoison dès le lendemain devant les déclarations d’un cégétiste stalinien, bas de plafond mais fort en gueule. Ou tel autre énervé, shooté au patriotisme régional, plonger dans une crise inquiétante d’anarcho-nationalisme aiguë lorsqu’on moque son drapeau et autres colifichets patriotiques. Qu’une guerre survienne quelque part sur la planète, et les voilà qui endossent aussitôt l’uniforme – à distance ! C’est l’heure où Louis Lecoin doit s’effacer pour laisser place à Jean-Claude Van Damme. Prendre le temps de réfléchir, peser le pour et le contre, sachant de plus que le monde entier n’attend pas forcément leur point de vue avec impatience, serait pour eux comme capituler illico en rase campagne. Ils savent d’emblée quel est le bon camp où s’engager – de loin. Il leur suffit pour cela de repérer où se trouve supposément le maudit Yankee, ce rascal, pour rejoindre les rangs d’en face, même si en face les attend Poutine ou Xi Jinping. C’est aussi simple que ça, leur géopolitique experte. Avec l’aplomb des experts militaires pour chaînes d’info, certains de ces « anars » vous expliquent avec délectation les forces en présence, l’armement dont elles disposent, et se hasardent même à vous annoncer comment tout cela finira, dans des prophéties qui à terme auront probablement la même valeur que les prédictions d’Elizabeth Teissier. Quant à opter pour des propos pacifistes, anti-guerre ou de soutien aux déserteurs, ce serait sans doute à leurs yeux passer pour des « gonzesses », car on est là entre couillus, avec le vocabulaire qui va de pair(e). Les massacres, les charniers, le prix exorbitant payé par les civils en vies humaines, tout cela ne leur inspire aucun mot, aucune compassion. Ce serait là s’aventurer sur le terrain d’une sensiblerie qui viendrait ternir leur image de baroudeurs. Leur adresser un poème pacifiste du doux vigneron Eugène Bizeau au moment où ils vous expliquent la marche des régiments serait perçu par eux comme une immonde provocation qu’une volée d’insultes vous fera regretter. On ne fait pas le clown sur la ligne de front des réseaux sociaux, sachez-le ! Si tenter de trouver une trace d’humour dans leurs écrits s’apparente à une quête du Graal, il n’est en revanche nul besoin de fouiller profond pour y déceler un mépris assez phénoménal, aux cibles multiples. Quiconque ne semble pas prêt chaque matin à trucider une bonne moitié de l’humanité pour qu’advienne un avenir radieux se voit aussitôt parqué dans les rangs des « moutons », des « connards », des « fachos » et autres amabilités de ce calibre. Ce qui, en dehors de leur microcosme en ébullition permanente, fait vraiment beaucoup de monde. Cela n’empêche toutefois nullement nos Fouquier-Tinville en herbe de glorifier régulièrement un prolétariat rebelle totalement fantasmé, que des bureaucrates syndicaux ou autres et des révolutionnaires en peau de lapin empêcheraient de monter à l’assaut du vieux monde. Ne croyez pas, en effet, que seules les forces ouvertement réactionnaires fassent l’objet de leur détestation. Aucune des organisations libertaires, fréquemment qualifiées de « boutiques », ne trouve grâce aux yeux de ces observateurs attentifs à tout ce qui se dit, s’écrit et se fait dans le monde de la marge militante. Les adhérents de ces organisations leur font pitié, tant ils ne se distinguent guère des « sociaux-démocrates » (le qualificatif destiné à faire très mal) dans leur routine militante, alors que l’ultralibéralisme aurait tant de mal à s’en remettre s’ils consentaient, ces gros nuls, à joindre leur force aux vrais révolutionnaires dans la destruction de quelques vitrines supplémentaires les jours de manif. Ce mépris phénoménal de tout ce qui n’est pas eux-mêmes entraîne par ailleurs une sorte de rivalité dans la radicalité, une escalade qui offre au lecteur des échanges souvent dignes de sketchs savoureux, car à ce petit jeu, forcément, on trouve toujours plus radical que soi. Cette surenchère, outre qu’elle explique leur impossibilité d’intégrer le moindre collectif, n’est pas sans déboucher fréquemment sur des conflits entre farouches insurgés, qui se terminent par de peu aimables propos et des haines tenaces. Dans les bistrots populaires de naguère, comme « Chez Mimile », où des philosophes de comptoir crachaient leur détestation du genre humain jusqu’à plus d’heure (« Ouais, tous des cons ! »), il arrivait toujours un moment où le patron intervenait pour dire « Bon, les gars, on va fermer, je vous en offre un petit dernier et après vous rentrez chez vous ». Sur les réseaux sociaux, on est « Chez Mimile » à toute heure, mais Mimile s’est fait la malle.
"Nous sommes décidés à supprimer la politique pour la remplacer par la morale. C'est ce que nous appelons une révolution"
Albert Camus
"Assez de chialage ! On va arrêter de se fier à tout le monde. On va se cracher dans les mains. Au fond, la vie, c'est peut-être ça : se cracher dans les mains"
Félix Leclerc
"Parler de liberté d'expression n'a de sens qu'à condition que ce soit la liberté de dire aux gens ce qu'ils n'ont pas envie d'entendre"
George Orwell