Michel Onfray ne manque jamais de rappeler qu’il fut naguère abonné au « Monde libertaire », l’hebdomadaire de la Fédération anarchiste. Moins bien dressés, toutefois, que les fidèles de l’Université populaire de Caen, certains rédacteurs de cette publication ne firent pas toujours preuve d’une admiration béate envers le philosophe. L’abonnement fut résilié.
Dans « Le Postanarchisme expliqué à ma grand-mère » (1), Michel Onfray rappelle donc cet épisode ô combien douloureux, qui continue de nourrir chez lui une rancune tenace dont ce petit ouvrage est tout entier parsemé.
Avant d’exposer à son aïeule ce que doit être l’anarchisme d’aujourd’hui et de demain, Michel Onfray le biographe consacre la première moitié de son livre à évoquer son enfance et son adolescence, son éveil à la politique et sa découverte de la galaxie libertaire. On serait presque tenté alors d’oublier le suffisant et omniprésent prédicateur médiatique anarcho-postmoderne qu’il est devenu, et même d’éprouver de la sympathie pour le personnage, tant cette enfance ne fut pas des plus agréables, si ne se dégageait de ces pages, encore une fois, une phénoménale immodestie qui l’amène à prendre la pose de l’homme irréprochable dès l’âge de 14 ans. On aimerait qu’un vol de bonbons dans une épicerie, un mensonge aux parents, une cigarette fumée en cachette, viennent colorer l’image austère qu’il donne de lui-même. En vain. Ce serait rendre service à Michel Onfray, me semble-t-il, si l’un de ses amis proches lui faisait savoir que les éventuels manquements à une stricte éthique nietzschéo-camusienne lors de l’adolescence sont tout de même moins graves que chez un intellectuel d’âge mûr.
Cette première partie de l’ouvrage se termine par un règlement de comptes assez indigne chez qui prétend incarner une « anarchie positive » et faire œuvre pédagogique. Cela nous vaut une charge appuyée et assez grotesque contre les « anarchistes institutionnels » (comprendre : ceux qui publient Le Monde libertaire, coupables d’avoir fait paraître des articles non élogieux envers cet ex-abonné). Adeptes d’« une idéologie à vociférer », ils « récitent le catéchisme, pratiquent la génuflexion devant leur bibliothèque et croient dur comme fer que les solutions du XXIe siècle se trouvent dans des textes contemporains de l’invention de la machine à vapeur ». Sa rancune est telle que dans la seconde partie de son livre, qui se veut pourtant constructive, l’entreprise de démolition se poursuivra, Michel Onfray le pamphlétaire, tout en finesse pachydermique, ayant alors recours aux comparaisons usées jusqu’à la corde avec le monde religieux (« Eglise anarchiste », « péché originel », « Providence », « vérité révélée », « foi du charbonnier », « parole d’évangile », « conciles », « synodes », « catéchisme », « les ouailles », « schéma chrétien »). C’est évidemment très con, car si cette critique acerbe peut en effet concerner quelques adhérents du mouvement libertaire, elle englobe ici tout un monde militant qui, en vérité, pour qui l’a fréquenté quelque temps, se révèle bien sûr plus complexe et divers que dans cette caricature acariâtre.
A deux reprises, Michel Onfray prétend sans rire que l’histoire de l’anarchie reste à écrire (comprendre ici que cette lacune, inventée pour l’occasion, sera bien sûr comblée le jour où il s’attellera à cette tâche). En attendant de faire naître cette œuvre majeure, Michel Onfray l’historien s’y exerce ici avec les mêmes « qualités » déjà manifestées dans son ouvrage précédent sur Albert Camus : l’approximation, l’amnésie volontaire, l’ignorance et la mauvaise foi. Cela nous vaut une peinture d’un mouvement libertaire à ce point gagné aux thèses rousseauïstes de l’homme bon par nature qu’on se croirait chez les Témoins de Jéhovah et leur pieuse propagande de paradis futur, où « les loups embrasseraient les moutons sur la bouche ». Un même souci du sérieux et de la nuance anime Michel Onfray le philosophe lorsqu’il résume les écrits de Stirner à « un grand cri primal lancé par un enfant exigeant tous les bonbons du magasin, qui se fâche contre la marchande qui dit non ». Peut-on faire plus stupide ?
Michel Onfray affiche par ailleurs son rejet de celui des théoriciens libertaires, Bakounine, qu’il estime être par certains côtés le plus proche de Marx, banni lui aussi désormais malgré les qualités que notre philosophe lui attribuait naguère. S’il y a en partie du vrai dans cette affirmation, on peut toutefois être surpris par ce que Michel Onfray estime être ce qui, chez l’anarchiste russe, séduisait les marxistes libertaires comme Daniel Guérin : la célébration de la beauté de la violence révolutionnaire. Les fondements du marxisme libertaire, quoi qu’on pense de cette bizarrerie, sont bien sûr à chercher ailleurs que dans cette ineptie. Le lecteur intéressé trouvera sous la plume de Daniel Guérin lui-même, sur ce point, de quoi satisfaire sa curiosité.
La seconde partie du livre de Michel Onfray, placée sous le haut patronage de Proudhon (pauvre Pierre-Joseph, qui méritait meilleur héritier), se veut donc positive, et consacrée à « l’esquisse d’une proposition postlibertaire ». Il faut toutefois patienter encore un peu avant de découvrir les contours de son postanarchisme, et endurer auparavant quelques pages d’un Michel Onfray bien petit (à la fois grincheux et prof), avant que le théoricien novateur se révèle enfin.
Regrettant que l’histoire de l’anarchisme avec « ses visions du monde contradictoires » n’ait point la rigueur d’un règlement intérieur de gendarmerie, Michel Onfray la résume à un « immense chantier dans lequel règne le plus grand désordre ». Certes, des auteurs (« rares », écrit-il) ont pu travailler à établir cette histoire, mais évidemment pas comme il le faudrait, se contentant, ces gros nuls, de compiler, de recopier bêtement, « sans souci de pensée surplombante », la pensée Onfray.
Rien ne surnage, donc, de l’histoire de l’anarchisme, du mouvement libertaire, de ses militants, exécutés ici sans appel, dans cette même férocité stupide avec laquelle il assassine en quelques mots William Godwin et Léon Tolstoï, sous prétexte de religiosité dans leurs écrits, comme s’il fallait tout prendre d’eux, ou tout laisser, alors que c’est précisément l’une des grandes qualités de ce mouvement d’avoir su reconnaître ce qu’il y avait de pertinent et de profitable à la pensée libertaire chez des auteurs non fondamentalement anarchistes, certes, mais dont certains aspects de leur œuvre les désignaient en partie comme des précurseurs ou des familiers plus ou moins proches de cette pensée.
Après avoir abondamment craché sur l’historiographie anarchiste (3), répété ses déclarations péremptoires habituelles, mais jamais argumentées, sur l’utilité de l’Etat et les mérites du capitalisme (« vérité indépassable de l’échange depuis que le monde est monde »), Michel Onfray en vient enfin au sujet central de son propos, cette « pratique à incarner » que serait son postanarchisme, loin des banderoles militantes (quelle horreur !) sous lesquelles, encore une fois, on ne peut que « vociférer ».
Sans doute le jargon philosophique qui enrobe sa théorie impressionnera-t-elle les petits-bourgeois radicalisés qui composent son habituel public, ainsi que quelques lycéens ignorants de l’histoire du mouvement anarchiste et deux ou trois animateurs crétinisants de la télévision. Elle n’est pourtant rien d’autre que ce qu’a toujours proposé ce vieux courant libertaire qualifié le plus souvent d’« éducationniste », moins enclin à participer aux conflits sociaux et à la lutte des classes, pour faire vite, qu’à œuvrer à une certaine transmission des connaissances et à prouver par l’exemple, en participant à la création, dans de nombreux domaines, d’associations ou d’organismes divers, fonctionnant de manière libertaire, plutôt que de s’en tenir à un militantisme classique et d’attendre les bienfaits d’un grand soir hypothétique. On peut bien évidemment souscrire à cette proposition, mais on reste pantois devant la stupéfiante prétention de Michel Onfray de la présenter comme une nouveauté. A son statut déjà solidement établi d’imposteur intellectuel vient maintenant s’ajouter celui de faussaire. Copieurs pour copieurs, les illégalistes du XIXe siècle, qu’il vomit, étaient autrement plus courageux en fabriquant de la fausse monnaie.
Le seul aspect intéressant de ce livre, mais qui demanderait à être développé, concerne l’habituelle classification des divers courants de l’anarchisme. Réfutant ce qu’il pense être une fausse opposition entre l’individualisme principalement représenté par Stirner, d’un côté, et, de l’autre, le collectivisme incarné en premier lieu par Bakounine, Michel Onfray pense qu’une opposition plus nette sépare en réalité deux grandes familles de la pensée libertaire. Une première liée à « une tradition avec une généalogie hégélienne », russo-germanique, dans laquelle il range tout à la fois Bakounine, Stirner et, à tort, Kropotkine. Puis une seconde, de tradition française, « qui procède de La Boétie », avec Proudhon, Han Ryner, Sébastien Faure, Elisée Reclus. C’est là le seul point véritablement original de cet ouvrage, mais seulement esquissé. Tout le reste n’est qu’autocélébration, redites, fausses nouveautés, et surtout acrimonie permanente envers un monde militant coupable d’avoir fait paraître un journal où son génie ne fut pas célébré comme il se doit.
Allez, camarades de la Fédération anarchiste, soyez sympas. Afin que les prochains ouvrages théoriques et considérables de Michel Onfray le penseur soient enfin débarrassés de cette aigreur partout présente, faites le bon geste : remboursez-lui son abonnement !
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(1) Le Postanarchisme expliqué à ma grand-mère, de Michel Onfray, éditions Galilée, Paris, 2012.
(2) Signalons à Michel Onfray, grand lecteur de correspondances, qu’on trouve cette précision d’Ernest Juin, véritable nom d’E. Armand, dans une lettre à Hem Day du 15 juillet 1958 : « C’est Ernest et non Émile Armand, mais j’estime que c’est de mince importance. »
(3) Dans son précédent livre, Michel Onfray s’était déjà ingénié à paraître comme le premier « biographe » à se pencher sérieusement sur la vie et l’œuvre de Camus, en ignorant délibérément nombre d’auteurs libertaires l’ayant étudié avant lui, et en réduisant à rien ou en ridiculisant le travail de quelques autres. Il récidive ici avec le même mépris et des méthodes identiques. Lire à ce sujet « Albert Camus, le mouvement libertaire et Michel Onfray, ou Le bon, la brute et… Michel Onfray »