En octobre dernier, l’Assemblée des cinéastes cubains a rendu publique une liste de plus de 250 films qui ont été censurés par le régime castriste au cours des trente dernières années. Dans le texte ci-dessous, paru sur le site « Diario de Cuba », son auteur, Diego Santana, évoque cette histoire de la censure, ici consacrée au seul domaine cinématographique, mais qui touche à Cuba toutes les activités artistiques, littéraires ou journalistiques.
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Pour faire l’histoire, et la faire bien, pour comprendre la liste de plus de 250 films exclus des salles cubaines au cours des trois dernières décennies, récemment publiée par l’Assemblée des cinéastes cubains, pour donner un sens à l’une des phrases les plus justes pour définir non seulement le cinéma cubain, mais la société dans son ensemble – « Nous sommes le pouvoir et nous faisons ce que nous voulons », de la cinéaste Rosa María Rodríguez –, nous devons commencer là où les articles sur la censure dans le cinéma cubain ont toujours commencé, avec le court métrage documentaire P. M*, de 1961.
Ce court métrage de 13 minutes, produit et financé par l’hebdomadaire culturel Lunes de Revolución, et réalisé par Sabá Cabrera Infante et Orlando Jiménez Leal, est un produit typique du cinéma libre, une observation nostalgique de la vie nocturne de La Havane, qui entraîna la première polémique intellectuelle de la révolution cubaine, mais aussi la première d’une longue liste de censures. P. M. fut l’étincelle initiale d’une pratique qui deviendra systématique et destructrice, plus intense à partir des années 90, lorsque les progrès technologiques permirent d’abandonner le coûteux celluloïd et de réaliser des films avec des caméras numériques et vidéo.
« Les actes délibérés de censure et d’exclusion répondent à des politiques publiques de diffusion ou d’exploitation qui doivent être analysées et corrigées », ont écrit les membres de la Commission sur la censure et l’exclusion de l’Assemblée des cinéastes cubains en préambule à la liste susmentionnée. « Sous couvert de questions d’intérêt idéologique, de circonstances contextuelles ou de préjugés à l’égard de l’exercice critique de nos cinéastes, ces politiques de contrôle affectent non seulement les créateurs et leurs œuvres, mais aussi les citoyens, dont le droit de penser par eux-mêmes est mutilé », ont-ils ajouté.
La liste, remise aux dirigeants du pays en octobre 2023, comprend d’importants réalisateurs cubains tels que Rolando Díaz, Belkis Vega, Arturo Sotto et Enrique Colina, que complètent cent noms de réalisateurs et plus de 250 œuvres, dont des longs et courts métrages, des documentaires et des films d’animation. Des œuvres d’Alán González, Alejandro Alonso, Armando Capó, Arturo Infante, Carlos Lechuga et Carlos Quintela ont également été censurées, ainsi que des films de Daniela Muñoz Barroso, Eduardo del Llano, Enrique Álvarez, Rosa María Rodríguez, Fernando Fraguela, Ian Padrón, Carla Valdés, Jorge Molina, José Luis Aparicio, Heidi Hassan, Juan Carlos Cremata, Juan Pin Vilar, Luis Alejandro Yero, Ricardo Figueredo, Miguel Coyula, Pavel Giroud, Yimit Ramírez et bien d’autres.
Des films comme Santa y Andrés (2016), Nadie (2017), Utopía (2004), De buzos, leones y tanqueros (2005), Fuera de liga (2008), Sueños al pairo (2020), Crematorio (2015), Llamadas desde Moscú (2023), Vicenta B (2021), Memorias del desarrollo (2010), Corazón azul (2021), Despertar (2012), La singular historia de Juan sin nada (2016), El caso Padilla (2022), Quiero hacer una película (2020), Si me comprendieras (1998), Actrices, actores, exilio (2007), DeMoler (2004), El tren de la línea norte (2014), ainsi que la série animée Dany y el club de los berracos, de Víctor Alfonso Cedeño, et les courts métrages Nicanor, d’Eduardo del Llano, sont quelques exemples de la longue liste de censure dans l’histoire du cinéma cubain.
Depuis l’interdiction de P. M. il y a plus de soixante ans, l’appareil gouvernemental a opéré de diverses manières pour se débarrasser des œuvres et des auteurs gênants. Bien sûr, la plus courante a consisté et consiste encore à les exclure du Festival international du film de La Havane et à refuser les autorisations de projection dans les salles de cinéma, mais les esprits censeurs ont souvent été beaucoup plus sournois. Alice en el pueblo de Maravillas, réalisé par Daniel Díaz Torres en 1991, est l’un de ces cas où la censure n’a pas fonctionné de manière habituelle. Le film, une critique sévère et approfondie de la bureaucratie et de l’immobilisme de la révolution, a été projeté, certes, mais les militants du Parti communiste et de l’Union des jeunes communistes ont été chargés, en tant que machines de surveillance et de répression, de remplir les salles de cinéma et de faire taire tout soutien que le film aurait pu avoir.
Les critiques au contenu idéologique plutôt que cinématographique, ce qui n’est pas rare dans la presse nationale, ont été l’un des autres mécanismes de la censure. Alice en el pueblo de las maravillas a ainsi été ostracisé, et les critiques cinglantes du film Suite Habana de Fernando Pérez ont tenté, mais sans succès, de faire de même. La censure s’est également manifestée lorsque l’Institut cubain de l’art et de l’industrie cinématographiques (ICAIC) a produit des films qui ne sont sortis que des années plus tard, y compris des œuvres jamais diffusées, ou montrées avec des coupes, comme ce fut le cas pour le film Hasta cierto punto de Tomás Gutiérrez Alea, après de longues discussions acrimonieuses entre Gutiérrez Alea et le président de l’ICAIC, Alfredo Guevara.
La censure, c’est aussi lorsque Fidel Castro a critiqué publiquement, avec des mots très durs, le film Guantanamera, de Tomás Gutiérrez Alea et Juan Carlos Tabío, sans même l’avoir vu. Censure encore lorsque le ministère de la Culture, par l’intermédiaire de l’un de ses principaux censeurs, l’ancien vice-ministre Fernando Rojas, a empêché la projection du documentaire La Habana de Fito, de Juan Pin Vilar. Ou lorsqu’ils ont relégué l’œuvre de Nicolás Guillén Landrián à un niveau plus que secondaire. Ou lorsque Fernando Pérez a démissionné de son poste de président de la Muestra Joven en raison de l’ingérence et de la censure constantes.
Ou lorsque l’ICAIC a annulé l’événement qui, entre 2000 et 2020, réunissait le meilleur du cinéma cubain réalisé par des jeunes. Ou lorsque la plupart de ces jeunes ont été contraints d’émigrer, compte tenu de l’appauvrissement du cinéma sur l’île et des actes de censure délibérés dont ils ont été et continuent d’être les victimes. Ou lorsque toutes les salles de cinéma de Cuba sont la propriété exclusive de l’ICAIC, qui détermine ce qui sera projeté ou ne le sera pas. Ou lorsqu’ils empêchent la création de salles de cinéma indépendantes, qui rompraient avec le contrôle des écrans que l’ICAIC maintient depuis sa création. Ou lorsqu’ils ont interdit la projection de documentaires sur Pablo Milanés, José Lezama Lima, Heberto Padilla et Eliseo Alberto.
Les films censurés sont, pour la plupart, des œuvres qui, d’un point de vue critique et réaliste, non seulement se penchent sur la détérioration multisystémique de la société cubaine, mais cherchent aussi, de diverses manières, à raconter l’histoire d’un pays, Cuba, telle qu’elle n’apparaît jamais dans Granma**. Il est plus que de notoriété que, face à ce panorama, aux mots et aux images qui ne sont pas conformes à leurs intérêts, les autorités ne savent faire qu’une chose : censurer.
Diego Santana
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* « Une caméra décrit la nuit havanaise dans la zone portuaire, hommes et femmes se laissant emporter par la musique, l’alcool, le plaisir… Réalisé en lumière ambiante et son direct, à la manière du cinéma underground : le tournage va se dérouler pendant quelques week-ends avec des moyens dérisoires (une caméra légère et un vieux magnétophone). P. M. est censuré par l’ICAIC car il “ne représente pas le peuple cubain dans les circonstances du moment et il offre une vision déformée de la réalité cubaine”. Le choc provoque la rencontre de Fidel Castro avec des intellectuels, et sa célèbre phrase : “Dans la Révolution, tout ; hors de la Révolution, rien.”» (Résumé sur le site « Film-Doc ».)
** Granma, journal quotidien, organe officiel du comité central du Parti communiste cubain.
Lien d’origine : https://diariodecuba.com/cultura/1706615720_52497.html
Traduction : Floréal Melgar.
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