Le texte ci-dessous est paru dans le numéro 7 (premier trimestre de 1970) de la revue « La Rue », publiée de 1968 à 1983 par le groupe libertaire Louise-Michel de la Fédération anarchiste. Son auteur, Michel Bonin, était alors membre de ce groupe montmartrois.
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Il est entré dans ma vie à travers le ronron d’une boîte à musique, d’un de ces moulins à idéologie dont nous a fait cadeau la technique. Ça sentait la rengaine, et c’était chaud. On avait envie que ça revienne. Mais une fois passé le court instant de vie, la boîte à musique a continué à moudre sa fadeur.
On raconte que Brassens, c’est un poète, et tout un tas de conneries dans ce genre. Toute l’académie en tête, on entame la série des cérémonies officielles : thèse en Sorbonne, mise au concours dans les « grandes » écoles, prix littéraire… Brassens, un poète ? Moi je crois que c’est un bobard. Evidemment, on peut toujours appeler poésie n’importe quoi, et poète n’importe quel plouc ayant déjà écrit deux ou trois vers libres. Mais d’abord, qu’est-ce qu’il fait Brassens ? Il chante, il ne déclame pas, il ne publie pas de vers. On a bien essayé de publier en vers ses chansons. Ça donne tout juste envie de chanter, ou de dire : merde, il n’y a pas les accords, ou encore : qu’est-ce que ça fait con sans la musique. Et puis, Dieu sait qu’il a du mal à arranger ses mots pour en faire des chansons : au début, il le faisait pour bouffer ; maintenant, il le fait parce qu’il est trop gentil, pour faire plaisir au public ou à ses copains. Ce boulot fini, il baise ou il va à la campagne, selon l’occasion. A-t-on jamais vu pareil culot ? Certes, on connaissait des excentriques, des gens qui allaient jusqu’à ne pas fréquenter les salons littéraires – des gens qui se disaient poètes et qui refusaient de poser leur cul sur les chaises des bistrots de Saint-Germain-des-Prés. Pensez donc ! Mais au moins ces gens-là s’exprimaient, ils écrivaient dans des revues littéraires, fût-ce du fin fond de leur province. Lui ne le fait pas. Alors pourquoi s’obstine-t-on à vouloir le confondre avec ces olibrius, à lui coller la même étiquette sur le dos ? Que les gens du gratin s’y amusent, on s’en balance. Laissons-les à leurs partouzes. Hors leur loi ! C’est là qu’il se trouve bien. Ne le dérangeons pas.
On nous rebat les oreilles de la valeur littéraire des textes de Brassens. Ça aussi, ça n’est pas vrai. Oui, il y a des astuces, des tournures marrantes, des phrases extraordinaires. Mais pas de littérature.
« La belle disait j’tadore à un sale type qui l’embrassait. »
Cette phrase, chantée, replacée dans le contexte de la chanson, est une phrase extraordinaire : elle nous met en joie et en même temps elle nous remue le cœur, elle est un petit morceau de notre vie. Il faut être taré pour prétendre qu’on a là un morceau de littérature. Quelle phrase peut être plus banale ? Je vois d’ici les professeurs de cinquième ou de quatrième faisant étudier à leurs potaches, pour être dans le vent, « l’art » de Brassens. De quoi se fendre la gueule. Il y a juste à écouter la chanson, sans mots inutiles. A vouloir décortiquer, on risque bientôt de tout perdre.
L’Auvergnat est une chanson qu’on peut mettre sur le tourne-disque jusqu’à ce que le saphir passe à travers. Pourtant le texte tout nu ne veut presque rien dire. La musique toute seule non plus. Et quand d’autres chanteurs essaient de la mettre à leur répertoire, on a aussi l’impression qu’ils ont soudain perdu tout ce qu’ils avaient à dire. On peut cependant la chanter le soir, près d’un feu de bois, ou sous les étoiles et les châtaigniers. On peut toujours dire « C’est de l’art ». On n’a rien dit de plus. Il faut à l’art intellectuel et bourgeois des tonnes de notices explicatives. Il ne faut rien à l’art vivant et populaire, sinon savoir écouter, quelquefois se taire, quelquefois au contraire éclater de joie en commun. On ne peut se plonger dans la chaleur de L’Auvergnat sans renier tous les faux dieux. Tonton Georges ne fait que nous raconter un bout de sa chair, de son cœur, de sa vie, pudiquement déguisés par des mots simples et quelques accords de guitare.
Récemment, la boîte à musique a diffusé une de ses toutes dernières chansons, qui commence par « Heureux qui comme Ulysse… ». Comme le jour du premier coup de foudre, il m’a semblé que le grand vent passait. Sur le fleuve sale qui roule les excréments de la société marchande, le silence et le vide s’étaient faits. Il ne restait plus que son cheval, sa Camargue et lui. Ecrasant tous les faux prophètes d’une liberté abstraite qui sert de paravent à toutes les oppressions, Brassens chantait sa liberté, et le grand vent m’emportait aussi dans cette liberté-là.
Allons, tonton Georges, tu n’es encore ni foutu ni pourri. Bien sûr les « grands révolutionnaires » de notre époque ne manqueront pas de te traiter de tous les noms parce que tu ne marches pas dans le même troupeau qu’eux. Ils se surprendront quand même à fredonner de temps en temps une de tes chansons, qui les a un peu dépucelés du côté cérébral. Tu as encore du bon temps devant toi, et pour chanter, à l’occasion, quelques petites chansons. Nous, quand tu t’en iras, et si la racaille ne nous a pas réglé notre sort avant, on ira boire un canon dans le bistrot le plus proche, en disant tous en chœur : « A la tienne, l’ancêtre. »
Michel Bonin
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