Ces dernières années, le réseau des moyens de communication s’est développé et diversifié à Cuba. La numérisation des technologies et l’expansion de l’accès à internet, ainsi que les changements promus par l’ancien président Raúl Castro, ont favorisé l’émergence et l’essor de projets journalistiques et de communication indépendants de l’État et du Parti communiste de Cuba, qui se proposent de relater des histoires du pays différentes de celles de l’État hégémonique. Cependant, dans le même temps, la répression physique, juridique et psychologique à l’encontre de ceux qui participent à ces projets a augmenté.
Arrestations et emprisonnements arbitraires, perquisitions et intrusions dans des domiciles privés, confiscation de matériel, interrogatoires, interdiction de quitter le pays, isolement des domiciles pour empêcher la couverture médiatique, campagnes de diffamation, harcèlement physique et numérique, piratage de comptes personnels, blocage et cyberattaques contre des sites Web, menaces de prison, intimidation des proches et stigmatisation sociale figurent parmi les actes de répression dont souffrent les journalistes et blogueurs indépendants.
L’argument habituellement utilisé par les représentants du gouvernement et du Parti pour justifier les restrictions des libertés civiles et politiques, ainsi que la répression de ceux qui tentent d’agir en hommes et femmes libres, est fondé sur l’idée que Cuba est une nation en guerre contre les États-Unis ; par conséquent, la mentalité qui a gouverné notre système a davantage répondu à des logiques militaires plutôt que démocratiques.
L’existence de médias d’Etat ne suffit pas à affirmer que les libertés de presse et d’expression sont respectées à Cuba. La liberté de la presse et la liberté d’expression sont les droits de tous les citoyens sur un pied d’égalité, et non les privilèges des dirigeants de l’État, du gouvernement et du Parti, qui prétendent représenter la volonté de tout un peuple, mais interdisent la manifestation de toute volonté qui diffère de celle qu’ils représentent.
Depuis des décennies, de multiples témoignages et recherches ont démontré que la production des médias d’Etat est imprégnée par le pouvoir politique et fréquemment influencée par ses fonctionnaires, ce qui constitue une source inépuisable de conflits d’intérêts, où l’équilibre penche toujours en faveur du pouvoir politique et non de la société. Dans cette dynamique, qui ne tolère que l’information contribuant à reproduire l’hégémonie du Parti, la presse tend à se comporter comme un appareil de propagande.
Nous ne considérons pas seulement la décision de pratiquer le journalisme de manière indépendante comme un droit de l’homme, mais aussi comme un devoir professionnel. Nous ne pensons pas pouvoir produire un journalisme rigoureux, engagé envers la société cubaine et la recherche de la vérité, dans les marges d’un modèle de presse étatique partisane.
Cuba est un pays diversifié, bien que sa diversité ne soit pas reconnue par la loi. Il y a des gens qui veulent raconter leur histoire aux médias indépendants et des personnes qui aspirent à connaître ces histoires. C’est à elles que nous devons notre loyauté.
Nous ne pouvons permettre un autre Printemps noir* comme celui de 2003, lorsque l’État cubain a arrêté 75 citoyens, parmi lesquels des journalistes indépendants et des défenseurs des droits de l’homme, et les a condamnés à des peines de plus de 20 ans de prison. Et bien qu’ils aient été libérés en 2012, les instruments juridiques utilisés pour les juger sont toujours en vigueur.
Bien que le Code pénal lui-même contienne plusieurs articles qui violent les libertés de la presse et d’expression, nous considérons que la loi réaffirmant la dignité et la souveraineté cubaines (loi n°80) et la loi pour la protection de l’indépendance et de l’économie de Cuba (loi n°88) de 1996 et 1999 respectivement, constituent les menaces les plus graves en ce sens. Toutes deux ont joué un rôle décisif dans les injustices commises entre mars et avril 2003 en criminalisant l’exercice des droits de l’homme.
Seize ans se sont écoulés depuis le Printemps noir, mais les lois demeurent, et en mai de cette année le gouvernement nous l’a rappelé : après l’annonce de l’activation du titre III de la loi Helms-Burton par la Maison-Blanche, le Journal officiel de la République de Cuba a publié une déclaration de l’Assemblée nationale du pouvoir populaire dans laquelle elle exprime son « attachement total » aux principes des lois 80 et 88 ; il serait imprudent de croire que nous en sommes à l’abri.
En avril de cette année, le poète, avocat et journaliste indépendant Roberto de Jesús Quiñones Haces a été arrêté dans l’exercice de ses fonctions de journaliste et soumis à des traitements cruels. En août, le tribunal municipal populaire de Guantánamo l’a condamné à un an de privation de liberté, sous forme de travail correctionnel avec internement, pour le délit de « résistance et désobéissance ». Le cas de Quiñones Haces nous incite à rester vigilants.
Tant que nous ne comprendrons pas que la répression des journalistes et des blogueurs a à voir avec la société, parce qu’il y a des histoires et des approches d’histoires que le pouvoir ne veut pas que nous connaissions, nous ne parviendrons pas à apporter les changements dont le journalisme a besoin ; surtout, nous ne serons pas capables de prendre des décisions éclairées pour participer à la vie politique et devenir la république démocratique, juste et digne, que nous méritons.
En permettant que le récit d’un pays se construise à partir d’un unique point de vue, on lacère sa mémoire historique et, à long terme, son identité culturelle. Défendre le droit de raconter des histoires diverses sur qui nous sommes aujourd’hui, exercer un journalisme qui révèle la réalité du pays et sa complexité, c’est défendre le droit même des générations futures à savoir d’où elles viennent. Il serait immoral de léguer un mensonge, une demi-vérité ou une caricature de notre présent.
Ceux qui souscrivent à cette déclaration, conformément aux idées exposées ci-dessus, exigent : la cessation de la répression contre ceux qui exercent la liberté de la presse et d’expression à Cuba ; l’élimination des recours juridiques qui restreignent et criminalisent l’exercice de ces libertés ; l’établissement de garanties juridiques pour les exercer, qui doivent inclure des lois de transparence et de protection des sources ; la libération immédiate de Roberto de Jesús Quiñones Haces.
__________
* Du 18 au 20 mars 2003, au cours d’une vague de répression connue sous le nom de Printemps noir (« Primavera negra »), la Sécurité d’Etat cubaine arrête 75 personnes, dont 29 journalistes, des bibliothécaires, des militants des droits de l’homme et des militants pour la démocratie, sous l’accusation habituelle en pays communiste d’être à la solde du gouvernement des Etats-Unis. Ils furent condamnés à des peines allant de 15 à 36 ans de prison. Ils seront libérés à partir de 2010, les deux derniers en 2012. Les journalistes seront contraints, à leur libération, de quitter Cuba. La plupart d’entre eux se réfugièrent en Espagne. Parmi ceux qui sont restés à Cuba, dix d’entre eux restent toujours aujourd’hui sous le régime des condamnations prononcées lors du Printemps noir, mais laissés en liberté provisoire.
Votre commentaire