Le dimanche 13 octobre 2013 eut lieu à Tarragone la béatification de 522 martyrs de l’Église en zone républicaine pendant la guerre civile. La cérémonie rassembla plus de quatre mille personnes dans une grand-messe célébrée dans le Complexe éducatif de la ville catalane. L’homélie fut prononcée par le cardinal italien Angelo Amato, préfet de la Congrégation pour la cause des saints, envoyé par le pape François pour l’occasion. En présence de 104 évêques, dont le président de la Conférence épiscopale espagnole de l’époque, Antonio María Rouco Varela, Amato évoqua en ces termes le conflit guerrier espagnol : « Votre noble nation fut enveloppée dans la brume diabolique d’une idéologie qui a détruit des milliers et des milliers de citoyens pacifiques, incendiant des églises et des symboles religieux, fermant des couvents et des écoles catholiques, détruisant une partie de votre précieux patrimoine artistique. »
Le cardinal Amato affirma également que les clercs assassinés furent victimes « d’une persécution religieuse radicale qui avait pour but l’extermination programmée de l’Église ».
La cérémonie provoqua en 2013 une notable controverse politique aboutissant à la création d’une Coordination pour la laïcité et la dignité, qui considéra cette cérémonie comme une « insulte à ceux qui ont perdu des membres de leur famille et ont subi la répression pendant la dictature franquiste, qui put compter sur le soutien et la bénédiction de l’Eglise ». Le manifeste rappelait que les victimes du camp vainqueur furent les seules à être reconnues officiellement et leurs familles indemnisées alors qu’il n’était toujours pas permis de rechercher les nombreux disparus du camp républicain. Il était demandé également au conseil municipal de Tarragone, au Parlement régional, au Conseil régional et la Généralité de Catalogne de ne pas allouer un seul euro de fonds publics à cette cérémonie.
Le parti Gauche unie, dont le coordinateur général cette année-là était Cayo Lara, critiqua sévèrement la cérémonie, qu’il qualifia de « monument d’hypocrisie ». Gaspar Llamazares, député de la Gauche unie au cours de la législature 2011-2015, évoqua quant à lui le prétendu caractère programmé de la répression à laquelle le cardinal Amato faisait allusion, affirmant qu’« il n’y eut jamais de programme d’extermination des religieux ».
Combien de religieux furent victimes de violence dans la zone dite « rouge » ? Il n’y a pas unanimité sur les chiffres. L’historien Vicente Cárcel Ortí parle de 1405 clercs assassinés dans les seuls diocèses catalans, de 334 prêtres fusillés à Madrid, de 327 victimes à Valence. De son côté, Libertad Digital (1), dans un article publié le 14 octobre 2013, parlait de 10000 morts « pour délit de catholicisme et de non-reniement à la foi », parmi lesquels 4184 prêtres, 2365 moines et religieux, 283 sœurs et plus de 3000 laïques.
Aujourd’hui, les estimations d’Antonio Monterol, qui évoque 12 évêques tués, 4184 prêtres séculiers, 2365 religieux divers et 283 religieuses, sur un total de 6832 victimes, auxquelles il faut ajouter les laïques, sont communément admises.
Avec cette cérémonie d’octobre 2013, qui fut l’acte de béatification le plus important, cela portait à 1523 le nombre de personnes béatifiées en Espagne pour cause de « haine envers la foi » pour la période comprise entre 1934 et 1939. Auparavant, une grande cérémonie avait déjà eu lieu le 28 octobre 2007 au Vatican, au cours de laquelle 498 Espagnols assassinés en 1934 et entre 1936 et 1939 avaient été proclamés « martyrs du XXe siècle », parmi lesquels deux évêques (de Cuenca et de Ciudad Real), 24 prêtres diocésains, 462 membres d’instituts catholiques, un diacre, un sous-diacre, un séminariste et sept laïques. La cérémonie eut lieu devant quelque 40000 personnes, espagnoles dans leur immense majorité.
La demande de béatification avait été présentée par le cardinal archevêque de Madrid de l’époque, Antonio María Rouco Varela, à l’archidiocèse duquel appartenait la majorité des personnes assassinées. Soixante et onze évêques espagnols et une délégation officielle conduite par le ministre des Affaires étrangères d’alors, Miguel Angel Moratinos, des représentants des gouvernements autonomes, entre autres autorités, assistèrent à la cérémonie.
En 1999 également, le pape Karol Wojtyla avait canonisé neuf religieux fusillés lors de la révolution des Asturies, en 1934, lors d’une cérémonie à laquelle n’assistèrent pas, en signe de protestation, des représentants du gouvernement autonome, considérant que ces gestes « ne contribuaient pas à surmonter la haine de la division entre les deux Espagne de cette époque ».
L’attitude de l’Église lorsque se produisit le coup d’État du 18 juillet 1936 fut un soutien passif ou actif dans les zones où il s’était imposé. Il va sans dire que les épisodes de violence qui se produisirent en territoire républicain au cours de l’été de cette année-là ne firent qu’accentuer l’alignement de la hiérarchie catholique sur les rebelles, et le soulèvement militaire fut considéré comme providentiel ou comme une croisade.
Le premier à désigner le soulèvement militaire comme tel fut le général Mola, dès le mois d’août, dans son discours radiophonique au peuple castillan, le 15 de ce mois :
« On nous demande, de l’autre côté, où nous allons. C’est simple, et nous l’avons répété plusieurs fois : imposer l’ordre, donner du pain et du travail à tous les Espagnols, rendre justice pour tous… Et ensuite, sur les ruines laissées par le Front populaire – sang, boue et larmes –, édifier un grand Etat, fort, puissant, qui doit avoir pour vaillant repère, là dans le ciel, une Croix aux larges bras – signe de protection pour tous –, Croix tirée des décombres de l’Espagne et qui fut, parce qu’elle est la Croix, symbole de notre religion et de notre foi, la seule chose qui est restée et restera intacte dans ce tourbillon de folie, ce tourbillon qui tentait de colorer à jamais les eaux de nos rivières avec le glorieux rouge carmin du vaillant sang espagnol… En résumé : ni reddition, ni fausses embrassades, ni marché de dupes, ni rien d’autre qu’une victoire écrasante et définitive. »
Déjà, en automne, Enrique Pla et Daniel, évêque de Salamanque, dans sa pastorale Las dos ciudades (« Les deux villes ») du 1er octobre 1936, parle explicitement de croisade :
« Comment expliquer que le soulèvement actuel ait été soutenu par les prélats espagnols et que le Souverain-Pontife lui-même ait béni les combattants qui luttent d’un côté des deux camps ? L’explication complète nous est donnée par le caractère de la lutte actuelle, qui fait de l’Espagne un spectacle pour le monde entier. Elle revêt, c’est vrai, la forme d’une guerre civile ; mais, en réalité, c’est une croisade. Ce fut un soulèvement, non pour perturber, mais pour rétablir l’ordre (…). L’Église n’intervient pas dans ce que Dieu a laissé à la disposition des hommes. Si dès les premiers instants les prélats avaient officiellement poussé à la guerre, ceux qui ont assassiné des évêques et des prêtres, incendié et pillé des temples, auraient dit que c’était l’Église qui avait poussé au crime et auraient ainsi justifié leurs représailles (…) »
Et il justifiait le soutien aux putschistes :
« Par conséquent, personne n’a pu incriminer l’Église, parce qu’elle s’est ouverte et prononcée officiellement en faveur de l’ordre contre l’anarchie, en faveur de l’établissement d’un ordre hiérarchique contre le communisme, en faveur de la défense de la civilisation chrétienne et ses fondements, contre les sans-Dieu et contre Dieu. »
Quelques semaines plus tard, le 23 novembre, le cardinal Gomá qualifiait à son tour le soulèvement militaire de croisade dans sa pastorale El caso de España (« Le cas de l’Espagne ») :
« Cette guerre cruelle est, par essence, une guerre de principes, de doctrines, d’une conception de la vie et du fait social contre une autre, d’une civilisation contre une autre. C’est la guerre qui soutient l’esprit chrétien et espagnol contre cet autre esprit, si on peut le nommer ainsi, qui voudrait fusionner tout ce qui est humain, des sommets de la pensée à la petitesse de la vie quotidienne, dans le moule du matérialisme marxiste.
Il reste, donc, indiscutable que si le conflit actuel apparaît comme une guerre purement civile, puisque la lutte a lieu sur le sol espagnol et oppose des Espagnols, il faut au fond reconnaître en elle un esprit de véritable croisade en faveur de la religion catholique, dont la sève a vivifié durant des siècles l’histoire de l’Espagne et a constitué la moelle épinière de son organisation et de sa vie. »
En 1937, à la demande du cardinal primat Isidro Gomá (La Riba, 1869-Tolède, 1940), les évêques espagnols publièrent une lettre collective écrite à la demande du général Franco pour que le camp nationaliste reçoivent un soutien international avec l’appui de la hiérarchie catholique.
Le document fut signé par quarante-trois évêques résidents et cinq vicaires capitulaires. Seules manquaient, « librement et consciemment », les signatures du cardinal Vidal y Barraquer, archevêque de Tarragone, et de Mgr Múgica, évêque de Vitoria.
La lettre était divisée en neuf paragraphes, dont le troisième expliquait la position de l’Église face à la guerre :
« L’Église n’a pas voulu cette guerre et ne l’a pas cherchée, et nous ne croyons pas qu’il soit nécessaire de nous défendre de l’accusation de belligérante lancée à l’Église d’Espagne par des journaux étrangers. Il est vrai que des milliers de ses enfants, obéissant aux préceptes de leur conscience et de leur patriotisme, et sous leur responsabilité personnelle, ont pris les armes pour sauver les principes de religion et de justice chrétiennes qui ont guidé la vie de la nation pendant des siècles ; mais quiconque l’accuse d’avoir provoqué cette guerre, d’avoir conspiré pour elle, et même de ne pas avoir tout fait pour l’éviter, ignore ou fausse la réalité (…).
Et si aujourd’hui, collectivement, nous formulons notre point de vue sur la question très complexe de la guerre d’Espagne, c’est d’abord parce que, même si la guerre était de nature politique ou sociale, la répression de caractère antireligieux a été si grave et si évident le fait que depuis ses débuts l’un des camps belligérants visait l’élimination de la religion catholique en Espagne, que nous, évêques catholiques, ne pouvions pas nous abstenir sans abandonner les intérêts de notre Seigneur Jésus-Christ et sans risquer de nous voir appliquer la terrible appellation de “canes muti”, par laquelle le Prophète qualifie ceux qui, devant s’exprimer, gardent le silence devant l’injustice. »
Comme nous l’avons vu, la lettre collective n’a pas été signée par tous les hauts dignitaires de l’Eglise, mais la dissidence aux niveaux inférieurs de cette Église – à un degré beaucoup plus élevé et avec des conséquences dramatiques – s’était déjà manifestée auparavant. C’est avec l’occupation de la province de Guipúzcoa par les troupes du général Mola que les premiers assassinats de prêtres par les troupes franquistes eurent lieu. Martín Lekuona Etxabeguren et Gervasio Albizu Biadur, vicaires de la paroisse de Rentería, furent fusillés le 8 octobre 1936. Selon l’écrivain José Arteche, « Don Martín de Lekuona était le prêtre dont la manière d’être me suggérait le plus l’idéal de l’ange ».
Le 17, le prêtre et écrivain José Ariztimuño Olaso, Alejandro Mendikute Lizeaga et José Adarraga Larburu furent exécutés à Hernani. Le 24 du même mois, José Joakin Arin Oiartzabal, archiprêtre de Mondragón, et José Iturrikastillo Aranzabal, curé de Marín, et les prêtres Aniceto de Eguren et José de Markiegi furent fusillés dans le cimetière de Oiartzun, ainsi que Leonardo de Guridi et José Sagarna Uariarte, ce dernier étant en désaccord avec les relations prénuptiales d’un homme important de Berriatúa (province de Vizcaya) au point de faire naître la haine de ce dernier envers le religieux. Le 27, José Peñagarikano, vicaire de Markina, est tué. Celestino de Onaindía, prêtre auxiliaire d’Elgoibar âgé de 38 ans, revenait d’un enterrement quand il fut arrêté, menotté et emmené à la prison d’Ondarreta ; huit jours plus tard, il était fusillé sans procès à Hernani. Il tomba sous les balles en entonnant un Te Deum. Le même mois, les pères des couvents d’Amorebieta et Lupo, José Otano Migelez et le supérieur du couvent, Román de San José Urtiaga, étaient passés par les armes.
Le 22 décembre 1936, José Antonio Agirre, président du gouvernement basque, répondit dans un discours à la pastorale du cardinal Gomá, El Caso de España, mentionnée précédemment, en faisant référence aux cas des prêtres assassinés en Euskadi par les troupes nationalistes :
« La guerre qui se déroule dans la République espagnole (…) n’est pas une guerre religieuse, comme on voudrait nous le faire croire ; c’est une guerre économique, et une guerre économique archaïque, et au contenu social (…). Ce n’est pas une guerre religieuse, et la doctrine religieuse ne peut être invoquée, parce que la doctrine chrétienne est la doctrine de l’amour, de la paix et de la reconnaissance en faveur de ses semblables : la doctrine est une et inflexible et ne peut être brandie quand cela convient et piétinée quand cela convient également. Dites-le aux prêtres assassinés par les factieux et aux nombreux autres prêtres méritants qui ont été exilés dans des terres lointaines pour avoir commis le terrible délit d’aimer le peuple dans lequel ils ont vu leur première lumière. Le paganisme des écrits des journaux fascistes ne s’accorde pas avec les idées chrétiennes . Nous ne sommes pas face à une guerre de religion (…), beaucoup de prêtres et de religieux méritants ont été assassinés simplement parce qu’ils aiment leur peuple (…). Pourquoi le silence de la hiérarchie ? »
L’allusion aux exilés faisait référence à l’évêque de Vitoria, Mateo Múgica Urrestarazu (Idiazábal, 1870-Zarauz, 1968), qui ne put revenir de Rome (où il assistait à un congrès) à cause d’un arrêté d’expulsion signé par le général Cabanellas, de la Junte de défense de Burgos, le 14 octobre.
Au cours de ce même mois de décembre 1936, le pape Pie XI envoya un télégramme de protestation auprès de Franco pour le meurtre des prélats d’Euskadi. Cependant, cette protestation n’entraîna aucun malaise au sein de la Conférence épiscopale espagnole. L’archevêque de Tolède lui-même, Isidro Gomá, justifia ce silence dans une lettre envoyée en janvier 1937 au lehendakari (2) :
« Je ne discute pas des adjectifs, je ne livre qu’une réflexion sur les faits de mort violente de certains prêtres basques. Plus que quiconque, nous les avons regrettés. L’exécution d’un prêtre est quelque chose d’horrible, parce qu’elle touche un être consacré par Dieu, située de ce fait sur un plan hors humain, où ne devraient avoir leur place ni le crime, quand il y en a un, ni les sanctions de la justice humaine qui supposent le crime (…). C’est dire que s’il y eut injustice, de quelque côté que ce soit, nous la déplorons et la réprouvons avec la plus grande énergie. Nous ne croyons pas que cette injustice puisse résulter du fait d’aimer son propre peuple : c’est pourquoi nous refusons de croire que certains prêtres ont été fusillés pour le simple fait d’avoir aimé leur peuple basque. »
En alléguant leur ignorance des faits, il disculpait les autorités de la zone rebelle de toute responsabilité, et niait toute connivence de la part de la hiérarchie catholique :
« Je vous assure, monsieur Agirre, la main posée sur ma poitrine de prêtre, que la hiérarchie n’est pas restée silencieuse dans cette affaire, même si sa voix ne s’est pas fait entendre à travers une tribune bruyante de la presse ou d’une harangue politique. Cela aurait été moins efficace. Mais je peux vous indiquer le jour et le moment où l’on a tronqué l’épisode de l’exécution des prêtres, qui n’étaient pas aussi nombreux que vous le laissez entendre dans votre discours. Et comme l’on a exploité ce regrettable fait au détriment de l’Espagne – nous en sommes sûrs – et qu’il convient de mettre les choses au point, je vous assure, monsieur Agirre, que ces prêtres ont succombé pour des raisons qui ne peuvent être consignées dans cet écrit, et que ce fait ne peut être imputé ni à un mouvement qui a pour principal ressort la foi chrétienne dont le prêtre est le représentant et le maître, ni à ses dirigeants, qui furent les premiers surpris d’apprendre ce malheur. Laissez la hiérarchie catholique, monsieur Agirre, pour laquelle le prêtre est la prunelle de vos yeux et le prolongement de votre propre être officiel et public. »
Le samedi 11 juillet 2009, les évêques de Bilbao, Ricardo Blázquez et Mario Iceta ; de Saint-Sébastien, Juan María Uriarte, et de Vitoria, Miguel Asurmendi, célébrèrent une eucharistie en mémoire des quatorze religieux (douze prêtres, un missionnaire clarétain et un carme déchaux) exécutés entre 1936 et 1937. La liste complète des prêtres est la suivante : Martín Lecuona Echabeguren, Gervasio Albizu Vidaur, José Adarraga Larburu, José Ariztimuño Olaso, José Sagarna Uriarte, Alejandro Mendicute Liceaga, José Otano Miguelez Olaso, José Joaquín Arín Olazábal, José Ignacio Peñagaricano Solozabal, Celestino Onaindía Zuloaga, Jorge Iturricastillo Aranzabal, Román de San José Urtiaga Elezburu.
La cérémonie eut lieu dans la nouvelle cathédrale de Vitoria et la personne chargée de l’homélie fut l’évêque de cette capitale de la province d’Alava, entouré par deux cents prêtres. Parents et amis suivirent la cérémonie au cours de laquelle les noms des prélats assassinés furent cités un par un. L’évêque Asurmendi demanda pardon au nom de l’Église basque, car « le silence dans lequel les milieux officiels de notre Église ont entouré la mort de ces prêtres n’est ni justifiable ni acceptable plus longtemps. Un aussi long silence n’a pas seulement été une omission indue, mais aussi une faute envers la vérité, contre la justice et la charité ». C’est pourquoi, « avec humilité », il demanda pardon au nom de l’Eglise d’Euskadi, « à Dieu et à nos frères », et affirma, tout en reconnaissant que les détails des « circonstances douloureuses » entourant la mort de ces prêtres étaient inconnus, que « le témoignage de beaucoup de leurs paroissiens et compagnons mettait en évidence qu’ils furent arrêtés dans l’exercice de leur ministère ».
Les assassinats de religieux dans la zone rebelle ne se limitèrent pas cependant au seul Pays basque où, dans la plupart des cas, il s’agissait de personnes proches du nationalisme du Parti nationaliste basque (PNV) ou, du moins, engagées dans la défense de la langue et de la culture d’Euskadi. Dans le reste de l’Etat, on trouvera surtout des ecclésiastiques qui souhaitaient que l’Eglise suive le modèle évangélique, se rapproche des classes ouvrières et des plus démunis, et qui condamnaient son alignement politique avec les secteurs les plus conservateurs de la société.
Matías Usero Torrente (El Ferrol, 1875-1936) en est une bonne illustration. Son désir de communauté centrée sur les valeurs des premiers chrétiens le poussa à apporter son soutien au socialisme. Son engagement en faveur du socialisme s’accordait avec la dénonciation expresse de la dérive autoritaire de l’institution ecclésiastique. L’approbation du Code de droit canonique universel avait limité le degré d’autonomie dont jouissait jusqu’alors le clergé catholique, et les accords du Latran signés entre Mussolini et Pie XII confirmaient, selon Usero, la trahison de la hiérarchie pontificale envers les idéaux de la fraternité chrétienne. Néanmoins, il fut très vite déçu par la politique du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) au sein des institutions républicaines, et l’une des raisons en était qu’il considérait sa politique de relations avec l’Église comme excessivement conciliante et soumise. Cela le rapprocha du mouvement libertaire et, le 2 mai 1933, il devint le parrain de l’École rationaliste d’El Ferrol.
Matías Usero combina son activité missionnaire au sein de la loge Breogán et à l’École rationaliste avec son activité politique en faveur des candidats de l’Union républicaine, dirigée par Diego Martínez Barrio, et, avant la fin de 1935, il fut nommé vice-président du comité local d’El Ferrol de ce groupement.
Usero fut arrêté le 24 juillet 1936 à son domicile, et maintenu en détention provisoire jusqu’à la nuit du 20 août, au cours de laquelle il fut abattu par des agents de l’autorité et enterré anonymement dans une fosse commune dans la paroisse de Canid. Comme il était d’usage à l’époque, le chef de la police justifia sa mort par l’application de la loi sur les tentatives de fuite. Le principal représentant de la résistance ecclésiastique aux idées d’Usero, l’archiprêtre José María Bermúdez, fut chargé de transmettre la nouvelle de sa mort au nouvel évêque du diocèse, Benjamín Arriba y Castro :
« Hier, le malheureux prêtre Usero a été tué – dans les jours précédents, une trentaine de notoires agitateurs de gauche l’avaient été – et on a estimé qu’en raison des circonstances aucune assistance spirituelle ne pouvait leur être offerte. Que Dieu nous vienne en aide. »
Francisco González Fernández (Málaga, 1897-1938) fut curé de Mijas où il s’était installé en 1930 et où il commença à étudier en vue d’enseigner, études terminées un peu plus de deux ans plus tard, et il put alors exercer comme instituteur à l’école d’Alora au cours de l’année scolaire 1933-34. En mai 1936, il entra dans la loge maçonnique Pythagore. Son engagement en faveur de la République en guerre s’exerça principalement dans le domaine de l’éducation, en intégrant le comité qui contrôlait l’institut d’enseignement secondaire de Malaga. Fin 1936, le directeur de l’institut proposa cinq enseignants pour occuper les postes rendus vacants par la mise à l’écart de cinq professeurs, dont deux agrégés. Parmi eux figurait Francisco González, reconnu comme enseignant et docteur en théologie, au poste d’auxiliaire numéraire en lettres.
González se mit à vivre en union libre avec Remedios Gonzalez à partir d’octobre 1936. Ce type d’union sera par la suite puni par les autorités franquistes et condamné par l’Église, qui en faisait une circonstance aggravante dans les accusations portées contre ceux qui s’y consacrèrent, et plus encore s’il s’agissait d’une personne ayant été prêtre. Dès l’occupation de Malaga, en février 1937, par les troupes du général Roatta, Francisco González fut emprisonné et suspendu de ses fonctions et de son salaire d’enseignant. Au même moment, un procès militaire commença, et le conseil de guerre prononça une condamnation à mort. Il fut exécuté le 21 janvier 1938.
González avait été arrêté le 14 février 1937 par la Garde civile, mis à la disposition du gouverneur militaire et emprisonné dans le bateau-prison Marqués de Chávarri. Les informations contenues dans les lettres de prison écrites depuis septembre suggèrent qu’il fut transféré du bateau à la prison provinciale où les conditions de vie étaient terribles : surpopulation insoutenable, maigre nourriture et de mauvaise qualité, manque d’hygiène, interrogatoires accompagnés de tortures qui entraînèrent de nombreux décès et suicides…
Une urgente procédure sommaire, enregistrée sous le numéro 56, fut appliquée à Francisco González par la cour, et célébrée le 12 juillet 1937. Pour le conseil de guerre, on estimait que, possédant une culture supérieure, il s’en était prévalu pour faire de la propagande marxiste, participant à plusieurs conférences et meetings dans les villages.
L’une des questions les plus pertinentes auxquelles ont été confrontés Encarnación Barranquero et Feliciano Montero dans La Otra Iglesia. Clero disidente durante la Segunda República y la guerra civil (Trea Editions, 2013) (« L’autre Eglise. Le clergé dissident durant la seconde République et la guerre civile ») consista à déterminer si cet homme avait perdu son statut de curé pendant la République. Dans la sentence le concernant, il est toujours considéré comme un « prêtre ». Francisco González revendiquait par ailleurs cette condition, lui qui insistait pour porter une soutane et utilisait dans ses lettres adressées à sa famille des phrases telles que « la grâce de Dieu soit avec vous… ». Condition revendiquée également par sa famille, puisqu’une requête fut ouverte par la suite pour y préciser sa qualité de prêtre dans le registre des décès de l’état-civil.
Encarnación Barranquero regrette en outre de n’avoir pu consulter le dossier personnel de la victime au Séminaire de ce religieux de Malaga, exécuté à l’âge de 41 ans dans l’enceinte de l’ancien cimetière Saint-Raphaël où, en 2014, un monument fut érigé à la mémoire des milliers de personnes fusillées après la prise de la ville et enterrées dans ce qui est la deuxième zone géographique en Europe comptant le plus grand nombre de fosses communes après Srebrenica, dans l’ancienne Yougoslavie.
Son exécution eut lieu dans la nuit du 21 au 22 janvier 1938, alors qu’environ 1100 personnes avaient déjà été exécutées au cours des mois précédents dans la ville de Malaga.
Jeroni Alomar Poquet (Llubí, 1894-Palma, 1937) fut le seul prêtre de l’île de Majorque assassiné par les fascistes pendant la guerre civile. Il n’était affilié à aucun parti ou organisation syndicale, et les témoignages oraux indiquent même qu’il était de droite, « comme tout le village de Llubí ».
Son frère Francesc, cependant, était membre d’Esquerra Republicana Balear, la branche, sur l’archipel, de la Gauche républicaine de Manuel Azaña. Après le débarquement des troupes d’Alberto Bayo à Majorque en août 1936, les rebelles intensifièrent la répression et il fut arrêté. C’est pour cette raison que son frère Jeroni se rendit dans la capitale majorquine où Francesc avait été emprisonné, et il entreprit de nombreuses démarches afin de lui rendre visite en prison et obtenir sa libération, démarches qui, semble-t-il, seraient parvenues aux oreilles de l’évêque de l’île, Josep Miralles. Cela, entre autres, semble avoir éveillé les soupçons des phalangistes qui, dès lors, l’eurent dans leur ligne de mire.
Des rapports furent demandés à la mairie et à la cure, et les informations qui arrivèrent ne lui furent en rien favorables. Il ne s’entendait pas bien avec les phalangistes du village, ni avec le supérieur du collège religieux, et des rumeurs circulaient affirmant qu’il disposait d’un émetteur radio et qu’il aidait des groupes de personnes à fuir sur de petits embarcations depuis le port d’Alcudia (au nord-est de l’île) pour Minorque ou Barcelone. On lui tendit un piège dans lequel le malheureux prêtre tomba, la personne contactée pour aider le caporal d’infanterie Joan Ballbú à fuir vers la capitale catalane s’étant révélée être un indicateur de police.
Il fut emprisonné dans des conditions difficiles et, vingt-six jours après la tenue d’un conseil de guerre, exécuté au cimetière de Palma le 7 juin 1937.
Nous avons esquissé la difficulté qu’ont les historiens à accéder aux archives de l’Église, qui demeurent fermées à double tour d’une manière générale, et aux chercheurs en particulier, sauf s’il s’agit de chercher des arguments en vue de béatifications massives. Ainsi, l’historien sévillan José María García Márquez a tenté à plusieurs reprises, y compris par l’intermédiaire de deux prêtres, d’accéder au dossier d’un prêtre abattu durant l’été 1936 sur ordre de Queipo de Llano, sans qu’on connaisse la date exacte de sa mort, « car elle n’est pas indiquée au registre de l’état-civil et il est impossible de consulter son dossier ». Il s’agit d’Antonio Sáez Morón, qui fut aumônier de l’hôpital San Lázaro et membre de la Confrérie de la Macarena, après avoir été assistant dans la paroisse de la ville de Herrera. « Je dispose de témoignages sur l’assassinat de ce prêtre, qui a protesté auprès de Queipo contre la façon dont de nombreuses personnes fusillées étaient jetées dans des fosses communes dans l’enceinte du cimetière, mais je ne peux comparer la version des témoins avec la documentation figurant dans son dossier. Il est paradoxal que l’on puisse consulter le dossier d’un cheminot, d’un fonctionnaire, d’un enseignant, mais pas celui d’un curé », déplore José María García Márquez dans une interview à Público en 2014.
José Pascual Duaso (Torla, 1880-Loscorrales, 1936) était le curé de Loscorrales, dans la province de Huesca. Selon l’un de ses neveux, son oncle était le seul à recevoir la presse quotidienne dans le village et la radio qu’il possédait était aussi la seule dans le village. C’était un homme de gauche et il ne s’en cachait pas.
Un autre de ses neveux, Eusebio Pascual, se montre moins catégorique à cet égard et déclare qu’il ne pouvait être considéré comme républicain ou fasciste, qu’il était « un homme honnête, un vrai curé qui pratiquait la religion du Christ. Il avait deux vaches et offrait leur lait, il ouvrit une école pour donner des cours du soir et apprendre à lire et à écrire à des gens qui étaient dans les champs toute la journée et qui étaient analphabètes (…). C’était un homme qui se comportait comme un républicain, mais il était monarchiste, il a même voté pour Gil-Robles (3) ».
Le curé Duaso était un homme respecté qui ne se conforma pas à l’ordre imposé par la Phalange dans Loscorrales. Les phalangistes demandèrent à l’évêque de transférer le curé, mais le prélat n’en fit rien et le harcèlement envers lui continua.
Il fut criblé de balles par trois phalangistes qui s’étaient rendus chez lui pour l’arrêter. Ses assassins ont soutenu que c’était de la légitime défense. Deux témoins, un neveu et sa propriétaire, cependant, ont expliqué qu’ils l’avaient tué de sang-froid. Les circonstances n’ont jamais pu être éclaircies. Dans son acte de décès inscrit au registre de la paroisse de Loscorrales sous le numéro 125, folio 32, on lit : « D. José Pascual Duaso est mort le 22 décembre 1936 à vingt et une heures à la suite de blessures causées par des armes à feu. Né à Torla, âgé de 56 ans, fils d’Antonio et de Maria, ecclésiastique de son état. Il n’a pu recevoir les saints sacrements. Enterré à Loscorrales le 24 décembre 1936. Signé Antonio Coarada, archiprêtre. »
Les cas mentionnés ne sont qu’un aperçu très succinct de la question des religieux victimes de répression dans la zone dite nationale. Leur nombre est très inférieur à celui des catholiques persécutés dans la zone républicaine. Néanmoins, à la différence, dans une large mesure, des territoires où le coup d’État échoua, les persécutions dont ils furent victimes ne furent pas le résultat de débordements populaires, mais obéissaient à une planification. Leur mort ou leur exil furent relégués dans l’oubli pendant de nombreuses années et, à l’exception de la région d’Euskadi, l’Eglise, jusqu’à aujourd’hui, n’a demandé aucun pardon pour sa collaboration avec le régime qui les a persécutés et n’a jamais facilité le travail des chercheurs sur cette question.
Hilari Raguer, dans son livre La espada y la cruz. La Iglesia 1936-39 (Bruguera, 1977) [« L’épée et la croix. L’Eglise 1936-1939 »], reproduit une lettre d’Irujo (4) au cardinal Vidal i Barraquer du 23 mai 1938 qui pourrait bien illustrer cette situation :
« Ayez à l’esprit que dans les deux camps on a fait des martyrs ; que le sang des martyrs, en religion comme en politique, est toujours fécond ; que l’Église, pour quelque raison que ce soit, apparaîtra comme martyre dans la zone républicaine et faisant partie du peloton d’exécution dans la zone franquiste. »
Francesc Tur
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(1) Libertad Digital est un journal numérique défendant les positions de la droite libérale.
(2) Lehendakari : terme basque désignant le chef du gouvernement de la communauté autonome espagnole du Pays basque.
(3) José María Gil-Robles : homme politique espagnol, chef de la Confédération espagnole des droites autonomes (CEDA) de 1931 à 1939.
(4) Manuel de Irujo Ollo : avocat et homme politique basque, figure historique du Parti nationaliste basque (PNV).
Source : Los otros ‘mártires’ de la Iglesia: los curas asesinados en la zona franquista
Traduction : Floréal Melgar.
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