Lorsqu’on évoque le fait de brûler des livres au XXe siècle, l’image qui vient à l’esprit est celle de la Bebelplatz de Berlin, le 10 mai 1933, théâtre d’un grand brasier où des milliers d’exemplaires d’œuvres considérées comme « anti-allemandes » furent brûlés. Il va sans dire que, tout au long de l’histoire, il y eut de nombreux autres épisodes de feu purificateur, depuis l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie jusqu’à la mise au feu des livres de Confucius en Chine sous la dynastie Qin, en passant par l’autodafé de Barcelone, en octobre 1861, où 300 volumes spirites furent brûlés, pour ne citer que ces trois exemples. Bien moins connu est le fait que, du coup d’Etat de juillet 1936 jusqu’à la fin de la guerre civile, de nombreux brasiers ont été allumés dans les villes et villages de l’Espagne nationaliste, dans lesquels un grand nombre de publications qualifiées d’« anti-espagnoles » et « empoisonneuses de l’âme populaire » ont brûlé.
Dans les premiers jours du conflit, les nouveaux gouverneurs civils n’avaient pas encore émis d’ordres concernant l’interdiction de la littérature pernicieuse, mais le modus operandi des rebelles incluait invariablement la destruction du « matériel dangereux » que constituaient certaines œuvres. Ainsi, dès l’entrée des forces requetés (1) dans plusieurs localités de la Rioja, la première chose qu’elles firent consista à « purifier » les bibliothèques et à brûler les archives trouvées aux sièges des différentes centrales syndicales, où l’on supposait qu’il existait une « littérature pernicieuse ».
A Cordoue, le 19 juillet déjà, l’une des priorités des rebelles fut le « nettoyage » des librairies et des kiosques, comme le soulignait le chef de l’ordre public et lieutenant général de la Garde civile, Bruno Ibánez Gálvez, dans une note publiée par le journal ABC de Séville le 26 septembre :
« Dans notre bien-aimée capitale, au lendemain du début du mouvement de l’armée salvatrice d’Espagne, des centaines d’exemplaires de cette scorie de littérature recueillis dans les kiosques et les librairies par les braves garçons de la Phalange espagnole ont été brûlés comme ils le méritaient. De même, très récemment, les courageux et désintéressés requetés ont réalisé un travail similaire, recueillant également un grand nombre d’exemplaires de ces maudites lectures qui doivent disparaître pour toujours au sein du peuple espagnol. »
A Palma, le premier jour du coup d’Etat, le 19 juillet 1936, selon le témoignage du militant de la CNT Manuel Pérez (Osuna, 1887-Río de Janeiro, 1964), piégé sur l’île pour cause de congrès constitutif du comité régional de la CNT des Baléares, les rebelles agirent de la même manière :
« Une fois que les centres officiels, où les rebelles ne trouvèrent aucune résistance, furent occupés, l’assaut contre les organisations ouvrières et les locaux où les organisations de gauche avaient leur siège a commencé. Rien n’échappa au vandalisme furieux des hordes fascistes. Après avoir tout détruit : meubles, tableaux, outils de travail, etc., se souvenant des autodafés de la Sainte Inquisition, ils allumèrent des brasiers avec les livres trouvés dans les bibliothèques. »
L’aversion pour les livres atteignit parfois des extrêmes délirants, comme le rapporte Josep Massot i Muntaner dans Cultura i vida a Mallorca entre la guerra i la postguerra (1930-1950) (Abadia de Montserrat, 1978) :
« La haine contre les livres m’a été confirmée par un témoignage de premier ordre : à Inca, par exemple, toutes les œuvres en catalan d’une bibliothèque publique ont été brûlées – dont le premier volume du dictionnaire catalan-valencien-Baléares – et la bibliothèque publique itinérante de Sencelles – assez considérable – fut prise d’assaut et, après avoir formé un grand tas avec les livres, quelqu’un est venu déféquer dessus. »
A la même époque, dans la ville de Barco (province d’Avila), les livres du Groupement socialiste, de la Société des métiers divers et du Groupement des travailleurs de la terre « furent détruits par les milices à leur arrivée dans cette ville dans les premiers temps de notre glorieux Mouvement national ».
A Soria, le chef de la Bibliothèque publique de la ville castillane signalait, selon José Andrés de Blas et Fernando Larraz dans la première édition de La guerre civile espagnole et le monde du livre. Censure et répression culturelle (1936-1937), que « dans les premiers jours du Mouvement national fut organisée la collecte immédiate des quelques exemplaires qui restaient, car auparavant, en passant par Soria, la colonne des requetés du général Mola avait mis le feu aux livres qui se trouvaient dans les kiosques dédiés au commerce du livre, et ceux qui furent recueillis par la suite subirent le même sort dans une dépendance du gouvernement civil ».
Dans la ville de Herrera de Alcántara (province de Cáceres), il y eut une expurgation d’ouvrages de la bibliothèque municipale, « opérée dans les premiers jours du Mouvement glorieux », dans laquelle les livres considérés comme littérature pernicieuse furent brûlés, comme le conseil municipal en informa le ministère de l’Éducation nationale quand celui-ci assuma les compétences en matière de bibliothèques.
A Cordoue, les livres d’occasion des échoppes de la place Corredera furent brûlés, comme le raconte l’écrivain et avocat Carmelo Casaño Salido dans son livre Nuestra ciudad (apuntes del recuerdo y las cosas) (Delegación de Cultura, Ayuntamiento de Córdoba, 1984) :
« Un jour, les livres ont disparu. Ils les ont achetés au poids et les ont emmenés à Las Tendillas, pour les brûler, parce qu’ils célébraient alors les Missions. Dans l’après-midi de ce dimanche, après le sermon d’un jésuite, tous les vieux livres furent jetés au feu. Ils ont tous brûlé. Lui-même jeta deux romans de Hugo Wast sur le bûcher, et sa main lui fait encore mal quand il s’en souvient. »
La censure des livres passa sous contrôle militaire dans les premières semaines de la guerre. En fait, de nombreux titres saisis, qui ne furent pas brûlés, furent conservés par les autorités militaires. Le camp nationaliste, qui déclara l’état de guerre, imposait la censure préalable de tout imprimé ou document destiné à la publicité ou à la diffusion. Par la suite, la censure fut instaurée par l’arrêté du 29 mai 1937, mais il faudra attendre le 23 avril 1938 pour qu’elle soit réglementée par la loi sur la presse, promue par Ramón Serrano Suñer, dont l’objectif était que les Espagnols lisent « des informations fondées exclusivement sur la vérité et la responsabilité ». C’était la « noble idée » dont devait s’imprégner l’ensemble de la presse.
Le journal Arriba España de Pampelune, dans son premier numéro du 1er août, incitait à la destruction des livres en ces termes : « Camarade ! Tu as l’obligation de persécuter le judaïsme, la franc-maçonnerie, le marxisme et le séparatisme. Détruis et brûle leurs journaux, leurs livres, leurs revues, leur propagande. Camarades ! Pour Dieu et pour la patrie ! » Son directeur était un religieux phalangiste, Fermín Yzurdiaga, qui finit par devenir le responsable national de la presse et de la propagande.
La diatribe de l’organe officiel de la Phalange espagnole en Navarre fut suivie au pied de la lettre par les soldats requetés qui occupèrent Tolosa le 11 août. Les franquistes empilèrent les livres saisis de l’imprimerie Ixaka López Mendizábal, les volumes en langue basque de la bibliothèque municipale, ceux des écoles, et les brûlèrent sur la place Zaharra de cette ville de la province de Guipuzcoa.
Le 14 août, les soldats du colonel Yagüe entrent à Badajoz et, comme le rapporte le responsable de la bibliothèque provinciale de cette capitale d’Extrémadure (à la demande de Javier Lasso de la Vega qui prend en charge la direction des Archives et Bibliothèques, organisme créé fin mars 1938) :
« Quelques jours après la conquête de cette capitale par les troupes nationalistes, une visite eut lieu pour inspecter et réquisitionner toutes les librairies et kiosques où tous les livres à caractère extrémiste et pornographique trouvés furent recueillis et rassemblés dans le Bureau de la censure militaire. Une fois leur tendance pernicieuse vérifiée, ils furent jetés au feu. »
Cependant, le premier grand autodafé public eut lieu à La Corogne le 19 août 1936. Plus de 1000 livres brûlèrent en plusieurs endroits sur le quai du port de la ville galicienne, face au Club nautique. Il s’agissait d’œuvres d’auteurs tels que Blasco Ibáñez, Ortega y Gasset, Pío Baroja ou Miguel de Unamuno, ainsi que les ouvrages de la bibliothèque personnelle du député de la Gauche républicaine et président du Conseil entre mai et juin de la même année, Santiago Casares Quiroga (La Corogne, 1884-París, 1950) et aussi les livres du centre d’études sociales Germinal de la ville de La Corogne.
La cérémonie, présidée par un prêtre nommé Maseda (qui opéra la sélection des volumes à brûler) fut rapportée dans le journal El Ideal Gallego du 19 août.
« Au bord de la mer, pour que la mer emporte les restes de tant de pourriture et de tant de misère, la Phalange brûle des piles de livres et de pamphlets de propagande criminelle communiste et anti-espagnole, et de littérature pornographique répugnante. »
En Galice, les biens de l’Alliance républicaine de Carballo, à La Corogne, dont la documentation fut conservée, furent également saisis. Les statuts de l’association et le livre des procès-verbaux furent confisqués. Le gouverneur civil ordonna la destruction du matériel en ces termes : « Je dois vous dire que les livres et autres documents confisqués doivent être brûlés et tous les fonds existants remis à cette délégation. »
L’interdiction des langues non castillanes provoqua la saisie et la mise au feu des livres de la maison d’édition galicienne Nós, et son directeur, Ánxel Casal Gosenxe, fut exécuté.
A Oviedo, après l’entrée d’une colonne galicienne le 8 août, la Bibliothèque populaire itinérante ferma immédiatement et une partie de ses responsables subit la répression politique ou l’exil. La bibliothèque est expurgée et les œuvres de Felipe Trigo, Blasco Ibáñez ou José María Carretero sont brûlés à La Pedrera, sélectionnées par le poète Casimiro Cienfuegos, entre autres.
Dans les premiers mois de la guerre, non seulement les bibliothèques et les librairies furent la cible de la colère des rebelles, mais aussi leurs propriétaires en personne.
La première mesure prise par la Junte de défense nationale, l’organe directeur du soulèvement espagnol jusqu’au 30 septembre, relative à la purge des bibliothèques et au contrôle des lectures fut l’arrêté du 4 septembre par lequel elle accusait le ministère républicain de l’Instruction d’avoir diffusé des œuvres marxistes auprès des enfants. C’est pourquoi il fallait faire disparaître ces publications des écoles et des bibliothèques, ordonner leur destruction, et n’autoriser que celles « dont le contenu répond aux principes sains de la religion et de la morale, et qui exaltent par leur exemple le patriotisme de l’enfance ».
Le même jour, Queipo de Llano rendait publique son 25e arrêté, dont le deuxième paragraphe obligeait toutes les maisons d’édition, les librairies et les kiosques à remettre toutes les publications interdites aux autorités militaires dans un délai non renouvelable de 48 heures. Le troisième paragraphe étendait cette obligation à tous les particuliers, entités publiques et sociétés privées.
Se référant à cet arrêté, selon le témoignage du délégué à la Propagande, Antonio Bahamonde, les phalangistes de Séville firent le tour des maisons d’édition et des librairies. Les œuvres d’auteurs qui, selon eux, étaient de tendance marxiste furent saisies et détruites sur place.
Le caractère aveugle de la purge fut révélé par un historien peu soupçonné d’affinité avec le camp républicain comme Rafael Abella dans La vida cotidiana durante la guerra civil. La España nacional (Planeta, 1973) :
« Quant à la censure des livres, elle présenta d’abord des aspects draconiens dans l’expurgation des bibliothèques publiques et privées et dans le retrait à la vente de toute littérature conçue comme pornographique, marxiste, anarchiste ou pernicieuse, termes dans lesquels on incluait tout ce qui était contraire à la ligne du Mouvement national. De Nakens à Martin de Lucenay, de Belda à Kropotkine, on brûla les livres dans de grands feux qui transformèrent en fumée un tas d’écrits imprimés considérés comme néfastes – et dans certains cas avec raison – pour les Espagnols. Et je dis bien dans certains cas parce que, sous couvert de cette purification, de nombreux livres publiés par des maisons d’édition étiquetées comme dangereuses – Cenit, Oriente, Ulises, Espagne – ont été détruits, mais aussi de nombreux autres publiés par Biblioteca Nueva, par Pueyo et par Espasa-Calpe, des maisons d’édition davantage tournées vers le domaine littéraire que le social. »
Le 23 décembre 1936, la Junte technique d’Etat – créée par Franco en octobre de la même année et succédant à la Junte de défense nationale d’Espagne – publiait un décret déclarant illicite tout type de publications socialistes, communistes, libertaires, pornographiques et pernicieuses.
Cette disposition légale prévoyait des sanctions à l’encontre de ceux qui ne l’appliqueraient pas. Les infractions impliquaient une amende de 5000 pesetas et, en cas de récidive, l’amende était multipliée par cinq et entraînait également la perte d’un emploi public ou l’interdiction pour la personne sanctionnée d’exercer la profession d’éditeur ou de libraire, ainsi que la fermeture de l’établissement concerné.
Dans les premiers mois de la guerre, certains libraires et bibliothécaires ont payé de leur vie leur engagement pour la culture. C’est le cas du libraire Miguel d’Iom de Ceuta, assassiné, avec d’autres militants anarchistes, au cours de l’une des mises à sac opérées par les rebelles de la ville. Ce ne fut pas un cas isolé.
En août, la presse de Cordoue rapportait l’arrestation du libraire, éditeur et imprimeur Rogelio Luque (Priego, 1897-Cordoue, 1936), un libre-penseur, naturiste et espérantiste. Il avait édité et collaboré à de nombreux magazines culturels tels que Popular, La Pluma, Biblis et Quijote, et fondé avec son frère la librairie Luque qui, en différents lieux, survécut jusqu’aux années 90. Les rebelles le fusillèrent le 16 août.
Pilar Salvo, une enseignante de Saragosse, responsable d’une bibliothèque pour enfants, fut assassinée au cours du même mois.
Juana María Capdeviele Sanmartín (Madrid, 1905-Rábade, 1936), pédagogue et bibliothécaire, fut la première femme à diriger une bibliothèque de faculté (de philosophie et lettres) à l’Université centrale de Madrid, poste auquel elle accéda en 1933. Elle réalisa également un important travail en tant que responsable technique de la bibliothèque de l’Athénée de la capitale espagnole. En 1936, elle épousait Francisco Pérez Carballo, qui sera nommé, après la victoire du Front populaire, gouverneur civil de La Corogne. Dans l’exercice de ses fonctions, il fut arrêté et assassiné le 25 juillet. Lorsque son épouse appela le gouvernement civil pour avoir des nouvelles de son mari, on lui répondit qu’on viendrait la chercher – elle était enceinte – et qu’on la conduirait vers lui. Cependant, elle fut arrêtée et emprisonnée, puis informée du sort tragique de son mari. Dans la nuit du 18 août, elle fut assassinée et son corps retrouvé dans les environs de Rábade, près de Lugo.
Les membres de la profession restés dans la zone gouvernementale furent sanctionnés a posteriori à mesure que les franquistes occupaient les territoires. Ainsi, María Moliner (Paniza, 1900-Madrid, 1981), l’une des responsables, à Valence, du service des bibliothèques pendant la guerre et auteur, en 1938, du Plan des bibliothèques publiques, fut condamnée pour collaboration à la politique républicaine. Carmen Caamaño fut définitivement éloignée du Corps des archives et bibliothèques par ordonnance du 29 juillet 1939 en raison de son militantisme politique, pour ne citer que ces deux cas.
La première bibliothèque universitaire purgée fut celle de Valladolid, en 1937, avec des milliers de livres brûlés en divers brasiers, et un cas semblable se produisit à Saint-Jacques de Compostelle où les livres de Castelao (2) subirent un sort incertain. Ces actions furent soutenues par certains recteurs, tel celui de l’Université de Saragosse, Gonzalo Calamita Álvarez.
Le 16 septembre 1937, une nouvelle norme fut promulguée, relative à la formation des commissions de purification des bibliothèques publiques et des centres de lecture dans chaque district universitaire. Dans tous ces districts, des commissions de purification devaient être formées, présidées par le recteur ou son délégué, et composées d’un professeur de la faculté de philosophie et lettres, d’un représentant de l’autorité ecclésiastique, d’un fonctionnaire du Corps des archivistes et bibliothécaires, d’un représentant de l’autorité militaire, d’un autre de la Délégation culturelle de la FET et des JONS (3) et d’un membre de l’Association catholique des pères de famille. Les commissions devaient retirer les « livres, revues, publications, gravures et imprimés contenant des idées pernicieuses, des concepts immoraux, de la propagande des doctrines marxistes et tout ce qui signifie un manque de respect pour la dignité de notre glorieuse armée, des atteintes à l’unité de la patrie, le mépris de la religion catholique et tout ce qui s’oppose au sens et aux fins de notre croisade nationale ».
Une fois les fonds analysés, ces commissions devaient envoyer à la Commission de la culture et de l’enseignement les listes des titres de publications qu’elles considéraient comme un danger pour les lecteurs. L’écrivain Gonzalo Torrente Ballester participa à la commission d’El Ferrol. La Commission de la culture devait examiner ensuite les listes en procédant à la classification suivante : d’une part, les œuvres pornographiques à caractère vulgaire sans valeur littéraire ; d’autre part, les publications destinées à la propagande révolutionnaire ou à la diffusion d’idées subversives sans contenu idéologique de valeur essentielle ; et, enfin, les livres et les brochures de valeur littéraire ou scientifique qui, en raison de leur contenu idéologique, pourraient être préjudiciables aux lecteurs « naïfs ou insuffisamment préparés à la lecture ». Les livres des deux premiers groupes devaient être détruits, tandis que ceux du dernier groupe resteraient stockés dans chaque établissement, dans des espaces restreints. Ces ouvrages ne pouvaient être consultés qu’avec un permis spécial. Les salles contenant les livres interdits commencèrent à proliférer à partir de ce moment-là. On les appela « les enfers ». L’« enfer » de la bibliothèque publique d’Oviedo ne fut ouvert au public qu’en 1975.
Comme nous l’avons mentionné plus haut, l’une des raisons de la purge des livres était la destruction des publications qui « méprisaient » la religion catholique. Dans cette entreprise, les rebelles purent compter sur la coopération, à quelques exceptions près, des autorités ecclésiastiques. Un exemple en est le travail pastoral de l’évêque de Palencia, Manuel González y García (Séville, 1877-Madrid, 1940) Les leçons de la tragédie actuelle. Propositions de solutions pour l’après-guerre, de novembre 1937, où il prône la désinfection culturelle et la reconstruction de la pensée sur les ruines du libéralisme sécularisant. Le prélat accusait le gouvernement républicain d’avoir encouragé la diffusion de littérature au contenu inspiré par l’étranger, anticatholique et pornographique.
« Les livres sur les questions sexuelles se vendaient rapidement partout, et une grande quantité de prose toxique et pornographique était ouvertement offerte dans les kiosques à journaux. Des malotrus, des apprentis, des serveuses, des filles d’atelier, généralement des éléments jeunes et non préparés, rôdaient autour des échoppes où figurait cette basse marchandise que le gouvernement républicain offrait au peuple pour qu’il… s’instruise. La campagne pornographique se trouvait au côté de la propagande communiste. Il y avait un intérêt à affaiblir le sentiment et la dignité de l’institution familiale et de toutes les forces morales qui constituaient un obstacle à la démagogie de Moscou. »
Manuel Gonzalez Garcia a été canonisé par le pape François en mars 2016 à Rome. La cérémonie s’est déroulée en présence d’une délégation espagnole conduite par le ministre de l’Intérieur de l’époque, Jorge Fernández Díaz, le maire de Palencia, Alfonso Polanco Rebolleda, et la présidente du Conseil provincial, Ángeles Armisén Pedrejón. Les cloches de la ville castillane ont sonné ce jour-là pour le célébrer.
Le jésuite Constancio Eguía Ruiz (Santander, 1871- ?) se distingua également par ses attaques contre le livre car il considérait que les publications diffusées sous la République constituaient l’une des principales causes de la tragédie de la guerre civile. Il s’en prit aux titres les plus novateurs qui faisaient écho à la littérature anti-belliciste et sociale de l’entre-deux-guerres et à la théorie politique et sociale comme Zeus, Cenit, CIAP, Hoy, Caro Raggio et même à des éditions classiques comme Espasa-Calpe, Revista de Occidente et Dossat qui s’étaient laissé entraîner à inclure des collections et titres « attirants » pour faire des affaires et être à la page.
En mai 1938, l’évêque de Salamanque, Enrique Pla y Daniel (Barcelone, 1876-Tolède, 1968), publia une autre pastorale intitulée Les délits de la pensée et les fausses idoles intellectuelles, moins connue que Las dos ciudades (« Les deux villes »), un dur plaidoyer contre le libéralisme, origine de tout mal, et contre la liberté de la presse, de création et de lecture.
« [L’Eglise] adore la Vérité mais n’est pas fétichiste du livre, car elle sait qu’il y a de bons livres et de mauvais livres, des livres bénéfiques et des livres vénéneux et corrupteurs. Le fétichisme du livre est pour les intellectuels ! Pourra-t-on mesure les ravages qu’a causés, surtout depuis la fin du XVIIIe siècle, le refus de distinguer les bons et les mauvais livres et le fait de ne pas s’occuper de ce qui s’imprime ? Car telle a été la thèse du libéralisme. »
Le rôle de la FET et des JONS fut également décisif. Ainsi, en 1938, le phalangiste Fernando García Montoto, furieux partisan de brûler les livres, brochures et journaux, ainsi que de l’élimination physique de leurs auteurs, dénonçait en ces termes, dans En el amanecer de España (Tetuán, Imprenta Hispana, 1938), les perversités de certaines œuvres :
« Cela signifie que le livre et la presse mal inspirés avaient déjà intoxiqué la conscience collective, la rendant léthargique. Cela signifie, enfin, que l’Ennemi était sur le point d’atteindre son but, de corrompre la moelle d’un grand peuple. Guerre, donc, au mauvais livre ! Imitons l’exemple que nous offre Cervantès dans le sixième chapitre de son œuvre immortelle. »
Et il incitait à allumer des brasiers dans tous les villages pour détruire les livres qui empoisonnaient l’âme populaire.
« Et qu’un jour prochain, sur les places publiques de toutes les villes de la nouvelle Espagne, s’élèvent les flammes justicières des brasiers qui, en détruisant définitivement les substances toxiques de l’esprit stockées dans les librairies et les bibliothèques, purifieront l’environnement en le débarrassant dans le même temps de ses empoisonneurs. Arriba España ! Vive Franco ! Vive l’Espagne ! »
L’exhortation de García Montoto à dresser des bûchers avec les mauvais livres fut suivie à la lettre par les phalangistes qui occupèrent Madrid le 28 mars 1939. Un mois plus tard, le 30 avril, eut lieu ce que le journal Ya qualifiait, dans son édition du 2 mai, d’« autodafé à l’Université centrale ». C’était là une façon, pour le Syndicat espagnol universitaire (SEU), de célébrer la Fête du livre. Le journal national-catholique reproduisait le discours prononcé pour l’occasion par Antonio de Luna, professeur de droit, qui était resté dans la ville pendant la guerre, faisant partie de la Cinquième Colonne. En 1940, il fut écarté de son poste.
Don Antonio Luna commença son discours par la lecture d’un passage du Don Quichotte et, pour terminer, il lut le procès-verbal d’autodafé, écrit en termes grossiers et emphatiques : « Pour édifier l’Espagne Une, Grande et Libre, nous condamnons aux flammes les livres séparatistes, libéraux, marxistes, ceux de la légende noire, les anti-catholiques, les livres d’un romantisme maladif, pessimistes, pornographiques, d’un modernisme extravagant, Et nous y incluons Sabino Arana (4), Jean-Jacques Rousseau, Karl Marx, Voltaire, Lamartine, Maxime Gorki, Remarque, Freud et le Heraldo de Madrid. Le feu s’élevant du sale tas de papier, sous les applaudissements joyeux et purificateurs, la jeunesse universitaire, le bras levé, chanta avec ardeur et vaillance le Cara al sol (5). »
Francesc Tur
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(1) Requetés : corps de volontaires carlistes.
(2) Alfonso Daniel Rodríguez Castelao : écrivain de langue galicienne et homme politique considéré comme le père du nationalisme galicien.
(3) FET y de las JONS : Fédération espagnole traditionaliste et des Juntes d’offensive nationale syndicaliste.
(4) Sabino Arana : fondateur du Parti nationaliste basque.
(5) Cara al sol : hymne de la Phalange espagnole et des nationalistes franquistes.
Source : EL BIBLIOCAUSTO EN LA ESPAÑA DE FRANCO (1936-1939)
Traduction : Floréal Melgar.
Remerciements : j‘exprime ma gratitude à Fran Fernández pour avoir traduit pour moi en langue espagnole le passage qui figurait dans ce texte en langue catalane, langue que je ne maîtrise pas, ce qui m’a permis à mon tour de le traduire en français.
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