Après « Quelques certitudes » et « A propos d’orages et de boussoles », voici un troisième texte de Tomás Ibañez consacré à la situation actuelle en Catalogne. Je me fais une nouvelle fois un plaisir de le relayer ici, dans la mesure où j’en partage totalement le contenu.
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Je ne connais pas très bien l’histoire du mouvement libertaire en Catalogne, mais j’imagine qu’il devait y avoir une bonne raison pour qu’en 1934 la CNT, qui se trouvait alors dans la plénitude de sa force, refuse de collaborer à la tentative de proclamation d’un “État catalan sous la forme d’une République catalane”. Je ne fais que l’imaginer. Par contre, ce que je ne cesse de penser, car j’en suis convaincu, c’est qu’il n’y a aucune bonne raison pour qu’une partie de l’actuel mouvement libertaire catalan collabore, d’une manière ou d’une autre, avec le projet “national-indépendantiste” entrepris par le gouvernement catalan, par les partis politiques qui le soutiennent, et par les grandes organisations populaires nationalistes qui l’accompagnent.
Le moins que l’on puisse dire c’est que cette partie du mouvement libertaire se trouve en pleine dérive puisque, après avoir contribué à “protéger les urnes” lors du référendum que le gouvernement avait convoqué dans le but précis de légitimer la création d’un nouvel État sous forme de République catalane, elle appela en plus à une grève générale dans l’immédiate foulée du référendum, ce qui avait pour conséquence prévisible d’en renforcer les effets.
Cette dérive se réaffirme maintenant à travers l’appel à se joindre à une nouvelle grève générale aujourd’hui 8 novembre pour exiger la libération des “prisonniers politiques”, suite à la répression que l’Etat espagnol, dans sa composante judiciaire, a exercée contre certaines activités destinées à promouvoir l’indépendance de la nation catalane et la création du nouvel Etat.
Il est vrai que cette fois ce n’est pas l’ensemble des syndicats anarcho-syndicalistes qui se joignent à cette grève, mais une partie des syndicats de la CGT et des libertaires intégrés dans les CDR (comités de défense de la République). Si j’avais déjà exprimé ma “perplexité” devant l’appel à la grève générale du 3 octobre, cette perplexité s’est accrue en constatant que ces syndicats de la CGT et ces militants libertaires des CDR vont appuyer l’initiative d’un minuscule syndicat radicalement indépendantiste, l’Intersyndicale-Confédération syndicale catalane, qui a déposé le préavis de grève et qui n’a reçu l’appui que des deux grandes organisations indépendantistes catalanes qui rassemblent de façon transversale des secteurs populaires et des secteurs bourgeois de la population catalane (Omnium culturel et l’ANC-Assemblée nationale catalane).
Il ne fait aucun doute qu’il faut rejeter la répression, mais l’on peut être surpris de voir que ce rejet ne donne lieu à une grève générale que lorsque les inculpés sont membres du gouvernement, accompagnés des deux principaux dirigeants du mouvement civil indépendantiste, mais se réduit à des manifestations de condamnation et de solidarité lorsqu’il s’agit d’autres personnes.
Heureusement qu’au sein de la mouvance libertaire l’on a toujours su évaluer les luttes en raison de leur contenu politique. Et lorsque ces luttes ont été réprimées la solidarité s’est manifestée en fonction de cette évaluation politique. Parce que nous condamnons toute forme de répression, voudrait-on nous enjoindre de mobiliser toutes nos énergies lorsque ce sont des militants d’extrême droite qui sont réprimés ? Il est certain que d’un point de vue libertaire toute répression suscite notre réprobation, mais elle n’implique pas automatiquement notre solidarité. Ce qui est, par ailleurs, inacceptable c’est d’évoquer de récentes victimes anarchistes de la répression pour pouvoir déclarer que “cette liste” s’est amplifiée avec de nouvelles victimes qui ne sont autres que les membres du gouvernement emprisonnés. J’imagine que certains de nos camarades emprisonnés trouveraient scandaleux d’être amalgamés à ces nouveaux “prisonniers politiques” afin de justifier qu’ils méritent eux aussi notre soutien.
La dérive d’une partie du mouvement libertaire devient encore plus manifeste lorsque l’on constate qu’un bon nombre de ses militants s’impliquent actuellement dans les comités de défense de la République originairement impulsés par la CUP-Candidatures d’unité populaire (indépendantistes d’extrême gauche). J’ai été sensible jusqu’à présent à l’argument selon lequel cette implication représentait un moyen de faire entendre notre voix et de porter nos propositions au sein des mobilisations populaires, avec l’espoir de “déborder” ainsi le cadre étroit de leurs revendications indépendantistes, même si cette perspective de “débordement” m’a toujours semblé illusoire.
Cependant, comme j’ai pu le constater cet après-midi même, lorsque l’on peut lire dans les rues de Barcelone des affiches signées par l’organisation officielle des CDR qui appellent à “paralyser le pays” le 8 novembre contre “l’emprisonnement du gouvernement légitime de notre pays”, la perplexité devant l’incorporation d’une partie du mouvement libertaire dans ces comités ne cesse de croître et elle pose la question de savoir jusqu’où ira la dérive de cette partie du mouvement libertaire.
La seule consolation que je peux trouver est qu’à travers ces comités la politisation et l’expérience des luttes acquises par certains secteurs de la population, surtout dans ses élément les plus jeunes, impulse de futures mobilisations dans des contextes moins éloignés de l’autonomie et de l’autodétermination des luttes qui sont propres aux pratiques libertaires.
Tomás Ibáñez
(Barcelone, 7 novembre 2017)
Tout est dit.
A noter que la CNT de Barcelone et/ou catalane (me souviens plus) ne se joint pas à la grève générale, mais participera probablement aux défilés en réaffirmant les alertes d’une partie du mouvement libertaire contre la montée (et l’impunité) du fascisme en Espagne et en Catalogne en particulier. Sujet assez étrangement absent des propos de Tomàs Ibanez. Pour moi tout n’est pas dit.
Perso, si je ne cautionne pas du tout l’investissement pro-indépendantiste d’une partie du mouvement libertaire, je reconnais que le positionnement est compliqué. Bon perso CGT espagne (?), comme CNT-Vignoles ici, ça dépend des orientations locales, y a du bon et du pas top du tout.
Sans vouloir répondre à sa place, si Tomas Ibanez ne parle pas de « fascisme » en Espagne, c’est peut-être parce qu’il pense tout simplement, comme moi, que cette permanente référence de la part des gens d’extrême gauche ou libertaires est quelque peu ridicule. Il faut n’avoir jamais mis les pieds dans un pays dictatorial pour employer à tire-larigot des qualificatifs pareils. Je m’empresse évidemment de préciser que je me fous autant du nationalisme espagnol que du catalan, de Rajoy comme de Puigdemont.
Pourtant c’est des cénétistes de Barcelone qui en parlent, mais aussi des libertaires sur de nombreux murs de Catalogne (via tags divers et variés, y compris contre une tendance « fasciste catalane »), mais aussi des journalistes qui ont cherché qui est derrière la SCC (société civile catalane) à l’origine des manifs unionistes, avec parmi d’autres joyeusetés au moins des membres de la Phalange espagnole (bon c’est peut être pas des fascistes ?? franquistes tout au plus).
Ensuite si en 34 le mouvement libertaire n’a pas soutenu la Catalogne (je le répète comme je le pense pour aujourd’hui ; à mon avis à juste titre), en 36 le mouvement libertaire n’a pas appelé à l’abstention et a permis (puisque ça équivalait à un « allez voter ») l’élection du Front populaire. Et il y a quelques chances pour que des opposant-es à l’indépendance catalane de 34 aient trouvé juste l’appel de 36. Bref c’est pas simple, surtout comme l’avait relevé Tomas mais aussi la CNT dans ses derniers communiqués dans l’emballement actuel des évènements.
Je ne nie pas qu’il y ait des gens d’extrême droite parmi les manifestants « espagnolistes », mais ils sont très loin d’en constituer la majorité. De la même manière, que les indépendantistes catalans reçoivent l’appui du détestable NVA flamand ne fait pas d’eux (les indépendantistes catalans) des « fascistes » non plus. Mais évidemment, dire qu’on « combat le fascisme », ça vous pose en résistant, comme nos pères et grands-parents. Je trouve ça grotesque, même si en Catalogne des libertaires usent aussi de ces qualificatifs grandiloquents.
En 1936, si la CNT a appelé à voter pour le Front populaire, c’est contre la promesse de faire sortir de prison des dizaines de milliers de militants anarcho-syndicalistes. Il faut comparer ce qui est comparable.
[…] https://florealanar.wordpress.com/2017/11/08/en-pleine-derive-libertaire/ […]
De mon côté je n’ai pas comparé 34-36-38, etc. Je précise juste que chaque situation est complexe. D’ailleurs en 34 le rapport de force est plus en faveur de la CNT, c’est « plus simple » de tenir la position.
Après je pense qu’on n’a pas la même analyse sur le fascisme. Je suis plutôt partisan de dire qu’il vaut mieux combattre ces idées dès le début, plutôt qu’attendre qu’elles soient mieux implantées. Et c’est pas en référence à je ne sais quel passé. D’ailleurs, aujourd’hui c’est rarement vu comme une gloire dans la population. On peut dire anti-autoritaire si ça choque moins. La mise sur le devant de la scène de ces idées en Espagne ces jours-ci, en Grèce il y a peu, n’en reste pas moins très inquiétante, de mon point de vue.