Le texte ci-dessous est paru sur le blog d’Arcángel Bedmar, en langue espagnole, et a été traduit par mes soins. Arcángel Bedmar est historien, diplômé de l’université de Grenade et professeur d’histoire à l’institut Juan de Aréjula de Lucena (province de Cordoue). Il est l’auteur de plusieurs livres consacrés notamment à la guerre civile espagnole et à la répression franquiste dans plusieurs localités de la province de Cordoue.
Dans l’Espagne franquiste, durant la guerre civile et l’après-guerre, l’une des formes de répression utilisées spécifiquement contre les femmes consista au rasage de leur crâne. A notre connaissance, en Espagne trois photographies seulement ont été conservées, qui reflètent cette humiliation. L’une fut prise à Marín* (province de Pontevedra), une autre à Oropesa (province de Tolède) et la dernière – celle qui apparaît ci-dessus – dans la cour de la mairie de Montilla (province de Cordoue). Sur internet et les réseaux sociaux, on peut trouver plusieurs photos de femmes rasées présentées comme des Espagnoles, mais cela est faux. Elles font partie en réalité des quelque vingt mille femmes françaises à qui, après la Libération, fut appliqué ce châtiment pour le délit présumé d’avoir entretenu des relations avec des soldats de l’armée d’occupation allemande durant la Seconde Guerre mondiale.
Il semble que la photographie des femmes rasées de Montilla fut publiée pour la première fois en 1985 dans l’ouvrage de Francisco Moreno Gómez La guerra civil en Córdoba (1936-1939) – « La guerre civile à Cordoue (1936-1939) ». Bien que ce soit là une photo marquante, elle passa alors relativement inaperçue. Par la suite, je m’en suis servi pour la couverture de mon livre Los puños y las pistolas. La represión en Montilla (1936-1944) – « Les poings et les pistolets. La répression à Montilla (1936-1944) ». L’accès à l’original de cette photo me fut facilité par la bibliothèque Manuel Ruiz Luque, la plus grande bibliothèque privée d’Andalousie, située à Montilla. Dès lors, la photo s’est répandue sur internet et à travers divers moyens de communication du pays. Quelques historiens également, comme Paul Preston, et les universités de Saragosse et de Valence me la demandèrent en même temps que des renseignements à son sujet afin de l’inclure dans leurs publications.
Montilla avait été durant la Seconde République un fief socialiste où la gauche avait toujours largement devancé la droite aux élections, ce qui n’empêcha d’ailleurs nullement que la ville tombe aux mains des militaires le jour même du coup d’Etat, le 18 juillet 1936. Dans la nuit, la Garde civile avait mitraillé des centaines de personnes regroupées aux abords de la mairie et prit le contrôle de la localité sans résistance. Outre la prison ou la mort – trois femmes furent tuées par des tirs dans la matinée du 19 juillet, et quatre autres au moins furent fusillées durant la guerre civile (ainsi que cent onze hommes) –, les femmes de Montilla subirent d’autres humiliations.
La photographie des femmes rasées de Montilla prend la forme d’une estampe tragique et douloureuse du début du mois d’août 1936. Sur cette photo apparaissent un homme et vingt femmes dont les plus jeunes n’ont qu’un peu plus de 13 ans. Elles faisaient partie du groupe de chant qui venait répéter à la Maison du peuple socialiste, ou étaient des militantes des Jeunesses socialistes unifiées, ou encore des proches de militants de gauche, mais elles n’avaient commis aucun délit. Après avoir été arrêtées, on leur rasa le crâne et on les obligea à ingérer de l’huile de ricin afin qu’avec ce laxatif « elles évacuent le communisme de leur corps ». Accompagnées par le directeur du groupe de musique, Joaquín Gutiérrez Luque (el Bartolo), lui aussi tondu, elles furent obligées d’aller par les rues de la ville, de faire le salut fasciste et de chanter l’hymne phalangiste, Cara al sol, sous les moqueries de leurs bourreaux. Sur la photographie, parmi les visages tristes et abattus de ces femmes, apparaissent quelques sourires timides et forcés, et la résignation avec laquelle elles lèvent le bras, honteuses, reflète le calvaire qu’elles sont en train de vivre. Parfois, une mèche de cheveux était laissée sur la tête de certaines de ces femmes, mèche sur laquelle était noué un ruban aux couleurs du drapeau de la monarchie.
Nous ne savons pas qui furent les auteurs ou responsables directs de ce supplice : militaires, gardes civils, militants carlistes ou phalangistes ; nous ignorons aussi qui réalisa cette photo, et dans quel but. Au moment où elle fut prise, l’autorité militaire suprême reposait à Montilla sur le capitaine de la Garde civile Luis Canis Matute, qui avait pris la tête du coup d’Etat dans la ville quelques jours auparavant, et le maire imposé par les auteurs de ce coup d’Etat était le capitaine d’artillerie à la retraite Rafael Jiménez-Castellanos Casaleiz.
Lorsque j’ai commencé, en 2000, mes investigations sur la guerre civile et la répression à Montilla, l’un de mes objectifs était de donner un nom à ces femmes et récupérer leur histoire. Quelques-unes vivaient encore, mais il me fut impossible de les rencontrer pour une entrevue. J’ai pu malgré cela en identifier certaines grâce à des témoignages oraux. Parmi ces femmes rasées, on trouve Manuela Herrador Espejo ; la veuve du garde municipal Antonio Cardador Aguilar, tué par balles au matin du 19 juillet par la Garde civile ; l’épouse de Manuel Alcaide Aguilar “Botón”, qui semble avoir été détenue puis rasée suite à la dénonciation d’un propriétaire phalangiste à qui elle avait refusé des relations sexuelles ; et deux filles de José Márquez Cambronero, maire socialiste en 1920, le premier maire socialiste d’une petite ville de la région de Cordoue au XXe siècle. Les filles de José Márquez sont Rosa (seconde femme assise à partir de la droite) et Dolorès (première femme assise, sur la gauche). Nous avons pu mettre un nom sur deux jeunes femmes grâce au témoignage de Daniel Priego, originaire de Montilla et résidant à Pampelune. L’une est sa grand-mère, Natividad Salido Cerezo, alors âgée de 14 ans, la première, debout, sur la gauche ; la seconde, Candelaria Priego, 13 ans, située dans la partie centrale du premier rang, assise, vêtue de noir. Nous avons pu identifier Dolores Zafra Espejo, qui est à la gauche du musicien, grâce à son neveu Jerónimo. Et enfin, Dolores Delgado Trapero est au second rang, la deuxième en partant de la gauche.
Le rasage des têtes des femmes républicaines, ou parentes d’hommes républicains sans forcément l’être elles-mêmes, avait une fonction clairement répressive et d’exemplarité par l’élimination d’un des symboles les plus visibles de la féminité : les cheveux. Jusqu’à ce qu’ils repoussent, la femme devait se terrer dans sa maison ou cacher sa calvitie avec un foulard, qui, parfois, était arraché par les phalangistes dans les rues, de manière à leur faire honte. Il est clair que ce châtiment avait pour objectif non seulement d’infliger une douleur momentanée et physique, mais aussi de stigmatiser et d’humilier les victimes. De plus, cela montrait clairement ce à quoi pouvaient s’attendre les femmes « rouges » et toutes ces femmes qui s’aventureraient à remettre en question, ne serait-ce que verbalement, les principes sur lesquels reposait le nouvel Etat dictatorial.
Le rasage des têtes des femmes a laissé peu de traces documentaires, bien qu’il ait été appliqué de manière généralisée dans presque toutes les localités d’Espagne. Par exemple, dans les cinq petites villes du sud de Cordoue sur lesquelles j’ai écrit des livres traitant de la répression qui s’y est déroulée, il existe plusieurs cas dans chacune d’elles. Il existe aussi quelques cas d’une extrême sauvagerie et brutalité, comme celui recueilli par l’historien José María García Márquez dans les Archives du tribunal militaire territorial de Séville, survenu au cours d’un conseil de guerre. Il raconte qu’une femme de Cazalla de la Sierra (province de Séville), surnommée la Trufa, passant en conseil de guerre, reçut un coup violent et, sans cesser d’être maltraitée, fut emmenée dans un corps de ferme où elle fut maintenue à terre, obligée de retrousser ses vêtements et d’exhiber ses parties génitales. Cela fait, un sergent, sortant une paire de ciseaux, la tendit au phalangiste Joaquín Barragán Díaz pour qu’il rase les poils des parties génitales de la détenue, ce qu’il refusa de faire. Le sergent, de mauvaise humeur, ordonna alors au garde civil Cristóbal del Río, de la caserne de Real de la Jara, de le faire. Ce dernier obéit avec répugnance mais, ne pouvant terminer, passa à son tour les ciseaux au chef de la Phalange de Brenes, qui termina l’opération. Ce dernier et le sergent rasèrent ensuite le crâne de cette femme.
La répression dont souffrirent les femmes dans l’Espagne franquiste, durant la guerre et la post-guerre, fut en grande partie sexuée. C’est-à-dire qu’elles subirent des châtiments de par leur condition de femme, sans que ces mêmes châtiments soient appliqués aux hommes, au moins de manière habituelle. Nous parlons de vexations comme le rasage du crâne, l’obligation d’ingurgiter de l’huile de ricin et de défiler ensuite par les rues, de faire le ménage dans les casernes de la Garde civile ou les locaux de la Phalange, le recours aux peines de prison et à la torture pour qu’elles dénoncent des familiers qui s’étaient cachés ou avaient fui, subir des commentaires salaces, des menaces d’agressions sexuelles, de viol, le harcèlement par ceux qui sollicitaient d’elles des faveurs sexuelles en échange d’une aide en faveur de parents emprisonnés, et jusqu’à l’interdiction de porter le deuil des êtres aimés ayant été fusillés. Nombre de ces femmes durent supporter, en plus, la charge de soutien familial, leurs maris étant prisonniers ou ayant été fusillés.
Les autorités militaires franquistes suscitaient cette répression sexuée qui dans son application extrême incitait à user du viol et de l’abus sexuel comme armes de guerre. C’est ainsi d’ailleurs que le manifestait de manière grossière et sans détours Gonzalo Queipo de Llano, général en chef de l’armée du Sud (l’autorité militaire supérieure en Andalousie), cinq jours seulement après le début de la guerre civile, le 23 juillet 1936, dans l’un de ses discours incendiaires sur Radio Séville : « Nos vaillants légionnaires et soldats réguliers ont appris aux lâches rouges ce que signifie être un homme. Et en même temps à leurs femmes. Après tout, ces femmes communistes et anarchistes le méritent. N’ont-elles pas joué à l’amour libre ? Désormais elles sauront ce que sont de vrais hommes et non des miliciens pédés. Elles ne vont pas s’en tirer, aussi forts soient leurs trépignements et leur résistance. »
Le 13 octobre 2010, la Junte d’Andalousie a décrété que ces femmes victimes du franquisme pourraient recevoir une indemnisation de 1800 euros. Cette mesure concernait « celles qui subirent la répression pendant la guerre et l’immédiat après-guerre lors de faits ayant porté atteinte à leur intimité, leur honneur et leur image, faits ayant consisté au rasage de la tête, à l’ingestion d’huile de ricin et à la soumission à la honte publique ». Le temps écoulé depuis ces faits, la mort de l’immense majorité de ces femmes, mais aussi la honte et le silence postérieur qui accompagnèrent ces femmes durant toute leur vie expliquent que seules quelques dizaines d’entre elles (il semble que leur nombre n’a pas atteint les deux cents) purent bénéficier de cette mesure.
Arcángel Bedmar
(traduit de l’espagnol par Floréal Melgar)
* Voir la notice ci-dessous.
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La femme tondue à Marín (province de Pontevedra) est Elsa Omil Torres, fille d’un émigré galicien à Boston, qui passait des vacances dans la maison de parents républicains lorsque eut lieu le coup d’Etat. Après le rasage de ses cheveux, elle fit une demande de visa au consulat pour retourner aux Etats-Unis, car elle avait la nationalité américaine, et cette photo fut réalisée à cette occasion, photo que la presse américaine utilisa pour dénoncer la répression qu’elle avait subie.
[…] Nota final: esta entrada de mi blog se puede leer traducida al francés en el blog de Floreal Melgar. […]