Curieuse démocratie… Ceux-là mêmes qui, il y a deux ans, furent interdits de séjour sur la place de l’Hôtel-de-Ville de Paris pour la cérémonie célébrant l’anniversaire de la libération de la capitale ont cette année été conviés, à travers l’association 24 août 1944, à participer tout à fait officiellement à l’hommage rendu aux combattants espagnols de la Nueve, qui furent les premiers à entrer dans Paris pour en chasser les occupants nazis. Dangereux anarchistes embarqués sans ménagement au commissariat par la flicaille de M. Valls en 2012, ils sont devenus suffisamment fréquentables pour figurer ce 24 août 2014 au côté de Mme Hidalgo, maire de Paris, et de M. Kader Arif, ministre délégué aux Anciens Combattants.
Si plusieurs discours ont pu être tenus à cette occasion par les camarades libertaires, le retard pris dans l’organisation de l’événement n’a pu permettre que soit prononcée l’allocution finale. En voici le texte :

Daniel Pinos, de l’Association 24 août 1944, prononçant son discours d’ouverture, place d’Italie à Paris, le 24 août 2014
« Ce sont les hommes de la Nueve que nous honorons aujourd’hui à Paris.
Mais à travers eux, nous rendons hommage aussi à tout l’exil espagnol.
Issus de pratiquement toutes les provinces espagnoles, les hommes de la Nueve sont tout d’abord des combattants pour la vie et la liberté.
Car avant de combattre sous l’uniforme dans l’armée de Leclerc, avant même de combattre sous le bleu de chauffe pour défendre la république espagnole en 1936, ils ont combattu pour conquérir leur dignité de travailleurs d’usine ou des champs et envisager pour nombre d’entre eux un monde libéré de l’argent et de l’Etat.
Certes, beaucoup de ces républicains espagnols, en tant qu’ouvriers syndiqués à la CNT ou à l’UGT, ont eu maille à partir avec la république quand elle était au pouvoir. Mais quand la république a été attaquée par les militaires putschistes de Franco, ils n’ont pas hésité et l’ont défendue sur les barricades de Barcelone ou dans les tranchées d’Aragon, du Pays basque, d’Andalousie ou de Madrid.
Oui, beaucoup de ces républicains, en même temps qu’ils étaient en première ligne contre Franco, menaient à bien une révolution et, dans de nombreuses villes, entreprises et campagnes, instauraient ce qu’ils définissaient comme le communisme… libertaire.
Franco étant soutenu par Hitler et Mussolini, le peuple espagnol encaisse, seul ou presque, la montée du fascisme en Europe. Certes, de France, d’Europe et du monde entier, des volontaires se portent à la rescousse du peuple espagnol, mais les institutions, elles, tergiversent et préfèrent se tenir à l’écart du conflit.
Ainsi, la République française, celle du Front populaire, l’Angleterre, les États-Unis, toutes les grandes démocraties, s’en tiennent à la non-intervention, abandonnant une république issue du suffrage universel.
L’URSS, quant à elle, outre des avions et des armes souvent distribués sélectivement – encore que payés rubis sur l’ongle –, envoie surtout des agents pour essayer d’orienter l’État républicain et torpiller la révolution en cours. Pour Staline, le communisme n’était pas compatible avec la liberté…
Dans ces conditions, et malgré l’engagement incessant du peuple espagnol pendant presque trois ans, les dés sont jetés. Les troupes républicaines battent en retraite et en 1939 un exode de 500 000 Espagnols passe la frontière pyrénéenne ou traverse la Méditerranée vers l’Afrique du Nord : la République française, à cette époque, est des deux côtés de la Méditerranée.
Comme havre de paix après trois ans de guerre civile, ce sont les barbelés des camps de concentration français qui attendent ces antifascistes. Et la République française, qui a refusé de soutenir la République espagnole, n’hésite pas le 27 févier 1939, alors que la guerre civile n’est pas finie, à reconnaître le gouvernement franquiste.
La paix sera de courte durée, pour ces Espagnols exilés comme pour les autres peuples de l’Europe. En septembre 1939, la France entre en guerre, même si les combats décisifs ne s’engagent qu’en mai 1940.
Les hommes de la Nueve se trouvent donc en Afrique du Nord, exilés dans des pays colonisés par la France, voisins des colonies espagnoles du Rif et du Sud-Maroc. Soumis aux autorités vichyssoises, ils doivent souvent intégrer la Légion pour éviter le renvoi en Espagne.
Mais quand l’armée Leclerc remonte du Tchad, ils n’hésitent pas à déserter pour rejoindre cette troupe qui combat Hitler et Mussolini.
En France, beaucoup d’Espagnols apporteront un soutien parfois décisif à la Résistance. Ils organiseront même des maquis. On les retrouve aux Glières, dans le Massif central, dans les Pyrénées, poursuivant ainsi l’engagement entamé en 1936.
Franco, quant à lui, non seulement met en coupe réglée l’Espagne par ses exécutions sommaires, ses tribunaux militaires, l’interdiction des institutions républicaines, des syndicats, des partis, etc., mais il offre à Hitler la División Azul, près de 35 000 hommes qui combattront sur le front de l’Est.
La Nueve arrive en Normandie début août 1944. Elle participe aux durs combats de la poche de Falaise et est aux abords de la capitale le 23 août.
C’est elle qui est lancée par le général Leclerc sous le commandement du capitaine Dronne pour soutenir l’insurrection parisienne.
Les half-tracks qui précédaient les chars Romilly, Champaubert et Montmirail portaient les noms de bataille de la guerre civile espagnole : Guadalajara, Teruel, Belchite, les combattants qui les servaient s’appelaient : Amado Granell, Luis Royo, Rafael Gomez, Manuel Lozano, etc.
Le premier d’entre eux à rentrer à l’hôtel de ville de Paris est le Guadalajara, il y a soixante-dix ans exactement.
Les half-tracks des Espagnols seront là aussi, pour escorter et protéger le général de Gaulle et les autorités de la France libre à Notre-Dame le 25 août, et lors de la descente des Champs-Élysées le 26 août.
Pourtant, ils seront les oubliés du roman national qu’écriront gaullistes et communistes pour illustrer la libération de la France. Comme seront oubliées ou occultées pendant très longtemps les troupes coloniales de l’armée De Lattre, qui débarqua en Provence en août 1944 également.
Parmi les institutions, « la grande muette », l’armée française – et est-ce un paradoxe ? – n’a pas oublié ces faits d’armes en conservant le Guadalajara et le Teruel au Mont-Valérien.
La Nueve continuera ensuite sa route vers l’Alsace et le nid d’Aigle de Hitler. Seuls 16 des quelque 160 engagés reviendront vivants. Ils reviendront à la vie civile : Leclerc, quant à lui, partira bientôt pour l’Indochine…
Rendre hommage à ces républicains espagnols, aujourd’hui, rappeler leurs engagements pour la liberté en Espagne et en Europe sans évoquer aussi les trahisons et les abandons dont ils ont été l’objet dès 1945 serait à nouveau les trahir.
Et nous, Association du 24 août 1944, en tant que filles et fils, en tant qu’amis et camarades de ces hommes-là, de cette génération-là, ne pouvons que rappeler des faits qu’il nous est impossible d’occulter.
A la fin de la guerre, les regards des hommes de la Nueve, comme ceux de tous les exilés, se portent au-delà des Pyrénées. Mais l’Espagne de Franco, dont l’accession au pouvoir avait été soutenue par Hitler et Mussolini, n’est pas ou n’est plus un objectif pour les nations alliées et leurs troupes.
Pourtant, dès la libération de la France, les institutions républicaines en exil se constituent. Il y aura un gouvernement républicain en exil et les organisations politiques et syndicales aussi se réorganisent.
Mais sur le théâtre de la guerre froide, l’Espagne républicaine n’est plus un enjeu.
Ainsi, malgré leur engagement dès 1936 contre le fascisme, leur participation à la Résistance, leur incorporation dans les régiments de France, leur participation à toutes les batailles, de Narvik à El Alamein, en passant par Paris, les hommes de la Nueve, les Espagnols et leur république sont de nouveau abandonnés.
Et de l’abandon militaire à l’abandon politique, il n’y a qu’un pas. Il sera franchi au début des années 50, lorsque l’Espagne de Franco, celle qui a écrasé la République espagnole, intégrera les institutions internationales.
En 1953, c’est l’Unesco qui lui ouvre ses bras.
En 1955, c’est l’ONU.
L’URSS, « l’amie » de la République espagnole, vote pour l’admission de l’Espagne franquiste !
La France des « Lumières » et de l’abandon de 1936 vote pour aussi !
Il ne s’est trouvé que deux nations au monde pour s’y opposer : le Mexique et la Yougoslavie.
C’est ainsi que la République espagnole et les républicains sont passés par pertes et profits par les démocraties populaires et libérales.
Ils sont laissés une fois de plus à un combat solitaire et inégal que pourtant ils poursuivront soit à partir de l’exil, soit dans la clandestinité en Espagne jusqu’au début des années 70. Mais la voie est ouverte à la monarchie et à sa « transition » imposées par Franco… Presque quarante ans après sa disparition, l’Espagne vit encore avec les institutions imposées par le dictateur.
Hors des institutions, il n’y pas grand monde non plus pour soutenir la république et les républicains espagnols. Intellectuels « de gauche » et organisations politiques et syndicales de France ignorent, le plus souvent, la question espagnole. Il est vrai que s’il avait été difficile de suivre la politique de Moscou à l’égard d’Hitler, il l’est tout autant de suivre celle qui se développe à l’égard de Franco…
Toutefois, des hommes intègres, libres, soutiennent activement l’Espagne.
L’Espagne de 1936. Celle qui fait face aux totalitarismes du XXe siècle et qui en même temps se projette vers une société libertaire où l’homme et la liberté sont au centre de tout. Parmi eux, la voix d’Albert Camus résonne jusqu’à nos jours.
Nos paroles finales seront donc les siennes, issues d’articles de L’Express parus les 18 novembre 1955 et 24 août 1956, et un texte anniversaire de 1951, publié par Témoins au printemps 1954 et repris dans La Pléiade en 1965.
« Et que nous reste-t-il donc qu’à prendre date et dire, pour nos amis, comme pour nos adversaires, qu’aucune cause juste ou injuste ne fera de nous des défenseurs, même tièdes, mêmes provisoires, de l’illégalité franquiste. Les hommes libres d’Espagne doivent savoir du moins, dans leur amertume, que cette fidélité d’honneur, placée par leur peuple au-dessus de tout, n’est pas morte, malgré les apparences, en France. C’est elle qui, dans un présent de honte, maintient encore, pour eux et pour nous, les chances de l’avenir. »
« Vingt ans après la guerre d’Espagne, des hommes ont voulu se réunir pour dire leur fidélité à la République vaincue. Le temps ni l’oubli, qui sont les grands auxiliaires des réactionnaires de droite et de gauche, n’ont rien pu contre cette image, intacte en nous, de l’Espagne libre et enchaînée. La Seconde Guerre mondiale, l’Occupation, la Résistance, la guerre froide, le drame algérien et le malheur français d’aujourd’hui n’ont rien enlevé à cette sourde souffrance que traînent les hommes de ma génération, à travers leur histoire haletante et monotone, depuis le meurtre de la République espagnole. »
« Alors le 19 juillet 1936 sera aussi l’une des dates de la deuxième révolution du siècle, celle qui prend sa source dans la Commune de Paris, qui chemine toujours sous les apparences de la défaite, mais qui n’a pas encore fini de secouer le monde et qui pour finir portera l’homme plus loin que n’a pu le faire la révolution de 17. Nourrie par l’Espagne et, en général, par le génie libertaire, elle nous rendra un jour une Espagne et une Europe et avec elles de nouvelles tâches et des combats enfin à ciel ouvert. Cela du moins fait notre espoir et nos raisons de lutter. »
Excellent !
Je serais bien intéressé de trouver ce livre (dont je ne connais pas le nom, mais dont j’ai entendu parler lors de l’émission « La mémoire sociale » sur RL) sur la résistance des anarchistes et les divers réseaux de résistants, ceci afin de mieux connaître cette période sombre de la Seconde Guerre mondiale. Si quelqu’un.e connaît ?
Je pense qu’il doit s’agir du livre « Les dossiers noirs d’une certaine résistance », sous-titré « Trajectoires du fascisme rouge », édité par le Cercle d’études sociales (Perpignan, 1984). Mais je ne sais pas si on le trouve encore.