LA RECONSTRUCTION DIFFICILE
DE LA FÉDÉRATION ANARCHISTE (1954-1960)
(suite)
Dès sa reconstruction, la Fédération se trouva confrontée à trois problèmes dont la solution conditionnait tout notre avenir. Il fallait faire paraître un journal, rassembler les militants épars dans le pays, rétablir les liens avec le mouvement syndical au sein duquel l’anarcho-syndicalisme conservait un solide prestige.
Nous avions, dans la débâcle, été dépouillés du vieux titre du mouvement anarchiste, Le Libertaire. Le journal de Sébastien Faure et de Louise Michel était resté dans les mains des politiciens et il crevait entièrement des conneries qu’on pouvait lire dans cette feuille jadis glorieuse. Nos moyens étaient modestes. En raclant les fonds de tiroir et grâce, il faut le dire, au groupe Louise-Michel, nous pûmes faire reparaître un mensuel, Le Monde libertaire, qui existe encore de nos jours et est devenu hebdomadaire. Ce fut une réussite, même si, comme tous ceux qui l’avaient précédé, il fut vilipendé par quelques-uns de ces personnages qui rôdent autour du mouvement révolutionnaire et dont le plus clair du travail consiste à s’approprier les réalisations d’autrui, et, en cas d’échec, à les dénigrer systématiquement.
J’ai sur ma table de travail les premiers numéros. En les feuilletant on s’aperçoit qu’en dehors des Temps nouveaux de Jean Grave aucun de nos journaux ne fut si riche en collaborations prestigieuses. On y relève les noms d’Albert Camus, d’André Breton, de Benjamin Péret, de Léo Ferré, de Louis Chavance, de Roger Hagnauer, de Michel Ragon, d’André Prudhommeaux, de Jeanne Humbert, d’Hélène Gosset, d’Alexis Danan, et j’en passe. Tout ce qui avait choisi entre le marxisme centralisateur et la pensée libertaire se retrouvait dans les pages du Monde libertaire. La mise en pages du journal était classique, les rubriques étaient bien caractérisées, les photos et les dessins humoristiques nombreux. Dernièrement, des camarades de l’actuel comité de presse du Monde libertaire, feuilletant quelques-uns de ces numéros, m’interrogeaient pour savoir si cette série ne fut pas l’œuvre de professionnels. Naturellement non ! Mais cet hommage de nos jeunes camarades à une équipe aujourd’hui presque entièrement disparue m’a consolé de bien des conneries que j’ai pu à cette époque entendre de la part d’un gauchisme alors à ses débuts.
Donner au journal une structure technique solide ne fut pas facile. Nous avons les défauts de nos qualités et notre amour de la liberté perturbe souvent l’ordre dont, prétendait Reclus, l’anarchie est la plus haute expression. Je parvins pourtant à faire accepter à notre mouvement un comité de presse dont le fonctionnement fut assez semblable à celui d’un journal classique. Trier les articles à partir de l’actualité, de leur intérêt, de leur qualité d’écriture et les répartir entre les différentes rubriques, confectionner les papiers de dernière heure, tel fut le travail souvent ingrat du comité de lecture. A Berthier fut attribué un billet, à Bontemps un feuilleton en bas de page. Je fus chargé de la dernière page, une page magazine à vocation culturelle. Le corps du journal fut constitué par des articles venus de province et forcément en retard sur l’actualité. Cette actualité était traitée en première page par Maurice Laisant, Maurice Fayolle et Maurice Joyeux, ce qui fit dire aux mauvaises langues que le journal était devenu celui des trois Maurice ! Ce n’était pas complètement faux. Au marbre, pour mettre en formes et corriger les articles, après plusieurs essais qui ne furent pas tous heureux, le poste échut à Suzy Chevet, ce qui fut un bonheur pour notre journal.
Depuis ses origines le journal se faisait à l’imprimerie du Croissant, une imprimerie spécialisée dans une presse de moyen tirage. Nous y jouissions de facilités dues aux souvenirs communs que nous avions avec la direction et avec les ouvriers du Livre qui étaient alors de tendance libertaire. Suzy avait tout pour réussir dans cette tâche délicate, confectionner un journal de caractère libertaire : le goût, la gentillesse, la culture mais aussi la ténacité qui se transformait en obstination, qualité indispensable pour imposer nos décisions à des ouvriers pas faciles à manier et qui considéraient un peu Le Monde libertaire comme leur journal, ce qui était à la fois sympathique et gênant.
Qui n’a pas vu Suzy au marbre, la taille entourée d’un tablier de cuisinière, les doigts tachés d’encre, se déplacer autour des tables qui supportaient les marbres, bousculer un typo grognon, plaisanter avec un autre, débattre âprement avec la direction, tout ça avec le sourire, ne peut pas s’imaginer ce qu’était alors la confection du journal, cette espèce de fête collective survoltée par la passion, les coups de gueule, les grosses plaisanteries. Autour de cette ruche qui bourdonnait, les journalistes Laisant, Fayolle, moi-même et quelques autres, le crayon à la main, bousculés par les uns, rudoyés amicalement par les autres, houspillés par tous, nous relisions nos papiers, ajoutions à un texte, retranchions à un autre, confectionnions l’article de dernière heure que personne peut-être ne remarquerait mais qui paraissait indispensable. Le travail fini, les formes bouclées, nous allions tous ensemble manger le sandwich et boire le verre de l’amitié au bistro du Croissant, celui où avait été assassiné Jean Jaurès.
Mais un journal n’est pas seulement un certain nombre de pages d’écriture, c’est également une administration sourcilleuse, toujours à la recherche de ses sous pour boucler les fins de mois. L’intendance, sous l’œil vigilant de Vincey et d’un camarade qui, par la suite, fera une brillante carrière au Syndicat des correcteurs, André Devriendt, suivait allègrement. Oui ce fut un des meilleurs journaux de notre histoire, animé par une équipe solide, compétente, brillante même, un roc contre lequel les révolutionnaires de préaux d’école se cassèrent les dents lorsque, quelques années plus tard, ils voulurent nous refaire le coup du marxisme libertaire.
La parution d’un journal libertaire est sans mystère. Il ne peut pas vivre simplement de ses ventes, surtout lorsqu’on a l’ambition d’en faire autre chose qu’une feuille d’usine ou de quartier. Seule la souscription peut lui permettre de vivre et, après Vincey, j’ai souvent dit que cette souscription était le thermomètre pour prendre la température du mouvement anarchiste.
Une fois de plus, sans que nous ayons voulu y croire, le miracle s’accomplit ! L’argent rentra et le journal, support et ossature de notre mouvement, repartit d’un bon pied. En réalité, il y a là moins de mystère qu’on pourrait le croire.
Au même titre que d’autres organisations de gauche ou d’extrême gauche, le mouvement libertaire accueillait chaque année de nombreux jeunes qui, par la suite, s’égaillaient dans la nature, pompés par les nécessités de l’existence, et c’est pourquoi des gens mal intentionnés ont pu dire que la Fédération anarchiste était une passoire. Pas plus que d’autres organisations, le Parti communiste par exemple, dont le robinet de vidange, si on en croit ses statistiques sur les adhésions, doit ressembler à une entrée de métro. Pourtant, entre les partis de gauche et d’extrême gauche, il existe une différence fondamentale. Venir chez nous n’est pas faire l’apprentissage d’une carrière politique. Les camarades qui nous quittent restent en général des anarchistes authentiques, suivant de près notre mouvement, lisant notre presse, conservant des contacts épistolaires avec nous, fréquentant notre librairie. Ce sont eux la vraie richesse de notre Fédération. On les compte par milliers, éparpillés dans le pays. Souvent recyclés en province dans des organisations humanitaires jouant un rôle local, ils ont constamment un œil sur la Fédération. Ils sont souvent exigeants avec une organisation à laquelle ils n’appartiennent plus, du moins officiellement. En général, ils ont réussi dans l’existence. Ils suivent avec indifférence la politique traditionnelle mais se tiennent au courant de la vie sociale. Ils nous seront toujours fidèles. Il suffira que quelques vieux militants connus dans le mouvement fassent appel à eux par l’intermédiaire du journal pour qu’ils répondent présents. On l’a vu encore dernièrement lorsqu’il s’est agi de trouver de l’argent pour nous loger moins à l’étroit que rue Ternaux. Là encore les petits malins partis de chez nous en claquant la porte et qui ont voulu profiter du filon se sont cassé le nez. Tous ces sympathisants savent ce qu’est l’anarchie et vouloir leur vendre du marxisme sous une étiquette libertaire a toujours abouti à un échec, quelle que soit la surface des personnages qui se livraient à ce jeu. Et c’est ce qui explique ces multiples feuilles éphémères, sitôt mortes que parues, que les rénovateurs ont jetées sur le marché depuis vingt ans.
Mais si le journal est la locomotive qui tire la Fédération, l’administration engrange les résultats de la propagande. Vincey, qui en était conscient, placera à la permanence de notre siège et de notre librairie André Devriendt, et l’atmosphère du local va changer, c’est-à-dire perdre ce caractère d’aimable bordel qui était sa marque propre. Bien sûr, nous sommes loin des cinq permanents des années cinquante et nous pouvons mesurer tout ce que nous avons perdu, pas seulement l’argent. Mais si dans le pays les groupes se sont reformés, on le doit non seulement à l’intendance qui suit mais aussi au comité de relations qui fonctionne dans la tranquillité.
Cela a été possible grâce à la souplesse de notre nouvelle Fédération, à la peur qui avait secoué les anarchistes devant la tentative d’un groupe pour s’emparer du mouvement, mais surtout grâce à Maurice Laisant, nouveau secrétaire général, après quelques tentatives qui ne furent pas heureuses même si elles furent originales. Laisant déploiera des trésors de patience pour faire coller entre eux les éléments disparates qui constituaient la Fédération anarchiste. Il avait toutes les qualités qu’exige ce poste délicat qui, chez nous, ne confère aucune autorité particulière, mais assure simplement la coordination des travaux de l’organisation. Il en possédait une autre, que nous ignorions, et qui se révéla quelques années plus tard lorsque à nouveau quelques marxiens issus des amphithéâtres essaieront à leur tour de s’emparer de ce beau fruit bien juteux qu’était devenu ce Monde libertaire que, journellement, ils couvraient de crachats. Cette qualité c’était une volonté inébranlable de préserver la pensée libertaire de toutes les déviations venues d’intellectuels en rut.
Toute qualité a son revers et cette fermeté s’associait chez lui à une impossibilité de comprendre les évolutions nécessaires, non pas des principes, qui sont inaliénables, mais de la tactique et de la stratégie indispensables pour assurer la survie d’une organisation révolutionnaire si l’on ne veut pas qu’elle meure avec ses fondateurs.
Le premier numéro du Monde libertaire symbolisa toute l’action que nous allions entreprendre dans les années qui suivirent pour replacer l’organisation dans le courant des luttes ouvrières. Il porte un gros titre : « Les anarchistes et le monde syndical ». Et dans l’article, Alexandre Hébert rappelle la lettre restée fameuse de Fernand Pelloutier aux anarchistes où il les invite à entrer dans les syndicats afin de leur conserver le caractère révolutionnaire hérité de la section française de la Première Internationale. En deuxième page, un autre article, sur le même registre, annonce les assises pour l’unité syndicale.
L’attitude des militants syndicalistes révolutionnaires peut parfois sembler déroutante à ceux qui examinent les démarches de l’extérieur sans connaître les ressorts qui conduisent leurs motivations. La scission qui avait abouti à la création de Force ouvrière datait de 1948. Elle avait été précédée d’une autre, plus modeste, qui avait permis de constituer la C.N.T. Dans les deux cas les anarcho-syndicalistes et les syndicalistes révolutionnaires issus des milieux trotskistes ou socialistes révolutionnaires avaient constitué le fer de lance de l’éclatement de la vieille C.G.T. Ils l’avaient en quelque sorte imposée à Jouhaux et à ses amis qui désiraient conserver les miettes de l’appareil que les communistes consentaient à leur abandonner pour maintenir le mirage de l’unité des travailleurs. A peine la division du monde syndical était-elle consommée qu’on vit les mêmes syndicalistes révolutionnaires, à travers un journal, l’Unité, et une conférence nationale dont le but était cette unité qu’ils avaient détruite, lancer à nouveau l’idée de l’unité d’action puis de la réunification à terme du mouvement syndical. Attitude illogique en apparence et dont vous ne trouverez pas l’explication chez les savants historiens du mouvement ouvrier penchés sur leurs paperasses, considérées comme documents irréfutables, et qui sont souvent des éléments de circonstance déformés pour les nécessités de la propagande auprès des travailleurs qui ne doivent pas être mis dans le secret du sérail.
En dehors et à côté des reproches officiels faits à l’organisation d’être devenue une annexe du Parti communiste, une autre raison profonde nous avait poussés à la scission. Raison à peine perçue par ceux qui avaient été les animateurs de ce mouvement et qui consistaient à débloquer l’organisation ouvrière. Les congrès à tous les échelons étaient devenus des grand-messes, les élections de simples formalités pour réélire les sortants. Les amitiés qui se nouaient de la base au sommet et qui orientaient les élections aux responsabilités, les habitudes, l’action des cellules, rendaient pratiquement impossible une propagande suivie à la base. La scission, puis l’organisation de nouvelles centrales syndicales nécessitèrent la formation de nouveaux cadres aptes aux responsabilités syndicales. La propagande pour l’unité d’action puis pour une unité syndicale éventuelle leur permirent dans de bonnes conditions d’affronter les cadres de la C.G.T., complètement caporalisés par les staliniens, sur un pied d’égalité. Personne, bien entendu, n’avança dans les discussions ces justifications de la scission, mais elles étaient dans la tête de tous.
Ce mouvement pour l’unité prit de la consistance à partir de la crise grave qui opposa Staline à la Yougoslavie de Tito en pleine rébellion contre les prétentions du dictateur communiste. Quelques trotskistes qui n’étaient pas sans affinité avec les partisans de Tito prirent langue avec ceux-ci. Les communistes français tiraient à boulets rouges sur les « renégats » titistes ; ceux-ci trouvèrent là l’occasion de leur renvoyer la balle. Un accord fut conclu. Les Yougoslaves financeraient un journal, L’Unité, où se retrouveraient tous les syndicalistes révolutionnaires.
Ils s’engageaient à ne pas intervenir dans son orientation. Cependant, méfiants devant cet aréopage de militants syndicalistes turbulents, ils exigèrent qu’à la tête du comité qui devait animer le journal fût placé un ancien secrétaire de la C.G.T. de tendance réformiste qui n’avait pas, comme d’autres, participé à la scission et qui, depuis, avait été éjecté pour des raisons qui n’ont jamais été bien claires. C’est autour de ce journal que vont s’organiser les assises nationales pour l’unité avec le concours actif de ceux qui avaient été les propagandistes de la scission.
J’ai devant les yeux le numéro, un des premiers, qui prépara ces assises. Il est de 1953, et voir mon nom parmi la dizaine de camarades qui composaient le comité d’organisation, si ça ne me rajeunit pas, me fait toutefois plaisir.
Cette action syndicale au côté de militants d’autres organisations se réclamant du socialisme ne fut admise que du bout des lèvres par un certain nombre de militants de la Fédération anarchiste qui avaient une aversion insurmontable pour le syndicalisme. Cependant, nous jouâmes un rôle non négligeable dans ce rassemblement, et cette action nous permit de conforter l’enracinement de l’anarcho-syndicalisme dans le mouvement ouvrier. En réalité personne ne croyait beaucoup à la réunification syndicale et chacun pensait tirer de l’action en commun pour l’unité un bénéfice substantiel. Et, de fait, c’est cette présence qui nous a non seulement permis de conserver une influence certaine dans les syndicats ouvriers mais également parmi les petits cadres syndicaux des entreprises en dehors desquels l’action syndicale n’est que bavardage et turbulence stérile. Enfin, quelques années plus tard, c’est ce Comité syndical pour l’unité qui se transformera en Comité d’action révolutionnaire pour faire face à la rébellion des généraux et au retour de De Gaulle. Ce n’est pas vanité de ma part que de rappeler que je fus à la Fédération anarchiste celui qui anima cette action syndicale, c’est tout simplement vrai ! Pendant des années je représenterai notre mouvement à ces comités successifs et au journal L’Unité. Il est désagréable de rappeler ces vérités, mais certains personnages qui ne firent que passer dans nos milieux et qui, aujourd’hui, on ne sait trop pourquoi, se pare du titre d’historiens de l’anarchie ont tendance, comme la grenouille, à vouloir être plus gros que le bœuf.
Pour étoffer notre présence dans ces milieux syndicaux, nous avions constitué au congrès de Paris, en 1955, une commission de relations syndicales dont le projet consistait à réunir tous les syndicalistes se réclamant de la tradition libertaire, quelle que soit la centrale syndicale à laquelle ils appartenaient, sur une plate-forme commune. Ce projet indispensable ne put jamais se réaliser. La raison est simple : la cacher ne sert à rien et serait rendre un mauvais service au mouvement anarchiste. Après quelques années de présence et dans la mesure où ils y ont acquis des responsabilités, les militants donnent la priorité au patriotisme d’organisation syndicale plutôt qu’à l’intérêt bien compris du mouvement anarchiste.
A côté de ce combat traditionnel au sein du mouvement ouvrier, notre propagande va s’orienter dans deux autres axes. La défense des objecteurs de conscience et la lutte antimilitariste, que Maurice Laisant animera, et la lutte contre la guerre d’Algérie où, dans une série d’articles brillants, Maurice Fayolle se révélera un journaliste et un analyste de premier ordre. Pour poursuivre et mener à bien ces tâches multiples, il faut de l’argent. Au début de 1955 nous demanderons un million à nos lecteurs (l’argent de cette époque). Et nous l’aurons !…
Il ne rentre pas dans mon intention de parler ici des manifestations extérieures nombreuses auxquelles prit part la Fédération anarchiste dans les années qui suivirent ; je l’ai déjà fait dans mon ouvrage L’Anarchie dans la société contemporaine, mais de décrire les ressorts de la Fédération anarchiste et son évolution interne. Je rappellerai simplement au passage que nos jeunes seront constamment présents au cours des manifestations contre le rappel des libérés et contre la guerre d’Algérie. Ainsi la campagne contre la guerre d’Indochine des Forces libres de la paix amènera notre ami Maurice Laisant devant la justice où Albert Camus, que j’avais connu au cours d’un meeting en faveur de l’Espagne, viendra témoigner. C’est ainsi que se nouera entre le grand écrivain et les militants de la Fédération anarchiste une amitié solide, dont l’élément le plus capital fut la publication par notre journal de son texte « L’Espagne et le donquichottisme ».
Dans le pays la tension monte, les gouvernements de la IVe République tombent, la rue s’agite ! Entre les généraux et les politiciens le conflit se noue. C’est dans les facultés que la colère se manifeste avec le plus de force alors que dans les usines les communistes maintiennent une pression modérée de façon à ne pas se couper des socialistes dont ils soutiennent la politique en Algérie. Un tout jeune étudiant anarchiste, Marc Prévôtel, écrit dans notre journal :
« Le peuple nord-africain est, nous dit-on, aveuglé par le fanatisme religieux. Messieurs les dirigeants éclairés, qu’avez-vous fait depuis un siècle pour le tirer de là ? »
C’est cette guerre d’Algérie qui, dans les années qui vont suivre, va détériorer le climat qui régnait au sein de la Fédération anarchiste. Dès 1956, Laisant, dans notre journal, va clairement marquer la différence qui existe entre notre position, qui était la position traditionnelle du défaitisme révolutionnaire, et celle des partis marxistes de gauche et d’extrême gauche relevant d’un nationalisme hérité de Lénine, et qui est encore de nos jours celui de Marchais et de ses acolytes. Ecoutons Laisant :
« Une guerre perdue d’avance. Nous l’avons déjà dit et nous le répétons, l’avenir n’est pas à la multiplication des cloisonnements nationaux, derrière lesquels s’asphyxient les peuples, mais au contraire à leur disparition. Les idéologies meurtrières du nationalisme sont condamnées par l’évolution des techniques modernes qui réclament impérieusement la libre circulation dans un monde où les distances s’abaissent chaque jour un peu plus. »
Et dans le même numéro Fayolle ajoutait :
« Il reste une seule vraie solution, celle d’une révolution sociale en France, se prolongeant dans les ex-colonies et soudant dans une marche en commun vers la conquête de la liberté et du bien-être les peuples métropolitains et indigènes. »
Mais dans les écoles comme dans les usines ces propos du mouvement ouvrier révolutionnaire, qui avaient été le langage des internationalistes de la Commune de Paris, étaient mal compris. Chauffés à blanc par les politiciens de gauche pour lesquels la guerre d’Algérie était de la matière électorale, préoccupés par le danger de faire le service militaire en Algérie, les jeunes réagissaient à partir du nationalisme traditionnel de la petite-bourgeoisie française. Les Algériens, ils ont bien le droit d’avoir une patrie. Bien sûr. Ils avaient même le droit de crever pour elle. Plan, plan, rataplan. Et même si cela peut aujourd’hui paraître incroyable, ce national-communisme classique, transformé en national-anarchisme, se répandit chez nous par l’intermédiaire de jeunes étudiants sans cervelle. Ce courant ne fut jamais vraiment dangereux, mais ce fut la première secousse qui grippa la Fédération reconstituée. Et on voit aujourd’hui ce qu’est devenue cette Algérie conduite par le F.L.N. qui avait alors toute leur sympathie. Un pays capitaliste sous une phraséologie marxiste appropriée qui recouvre une exploitation féroce. Un pays où les libertés les plus élémentaires sont bannies et qui est dominé par la nomenclature.
Dans l’Europe asservie depuis Yalta aux deux grands impérialismes, la révolte gronde et les luttes anticoloniales qui secouent les démocraties ont leur contrepartie au sein des démocraties populaires où des travailleurs remettent en cause l’hégémonie soviétique, et je pourrai écrire à la fin de l’année 1956 :
« A Varsovie, à Poznan, à Budapest, à Gyor les ouvriers sont sortis des usines et sous les coups de boutoir des peuples polonais et hongrois dix années d’imposture se sont effondrées. »
Nous participerons naturellement à toutes les manifestations organisées par l’extrême gauche révolutionnaire et en particulier à celle où Thorez et ses acolytes, les fesses serrées, camouflés derrière les volets de leur siège, rue de Châteaudun, purent entendre toute une soirée les clameurs indignées des travailleurs. Au cours des deux années qui vont suivre, le climat se dégrade. Les politiciens de gauche qui, pour un temps, ont remplacé les politiciens de droite, se jettent dans la guerre d’Algérie comme le firent les politiciens de droite dans celle d’Indochine. La jeunesse échappe aux partis. Chez elle naît cet esprit d’indépendance envers les idéologies et leurs représentants qui, dix ans plus tard, la jettera dans la rue, armée de ce que sa fantaisie lui permettra de glaner dans les programmes des organisations et dans leur histoire. Contestataire et irrespectueuse, pour les réfutations confirmées, elle fait ses premiers pas, drapée d’un manteau d’arlequin aux couleurs plus chatoyantes que bien fixées, et que la vie va se charger de délaver.
Les militaires piétinent en Algérie. Le F.L.N.. gagne du terrain. Les politiciens de gauche se regroupent autour de Guy Mollet qui n’a pas digéré les tomates qui l’accueillirent à Alger. Les partis s’affolent. La population sent que l’atmosphère s’empuantit et que le pays est à la veille de changements importants. La Fédération anarchiste, elle, est en état de faire face. Elle a reconstitué son tissu dans le pays. Son journal se vend bien, ses organismes administratifs et de propagande se sont rodés convenablement. Enfin, grâce à Alexandre qui me prêtera un million de francs, l’organisation va sortir du « Château des Brouillards » pour avoir son propre siège rue Ternaux. Nous sommes en 1957, l’horizon se couvre, la Fédération anarchiste s’est donné le moyen de faire face. Et elle va faire face avec une vigueur et une efficacité incontestables. Mais quelle était la santé intérieure de cette Fédération qui avait mis deux ans à se relever des ruines où l’avait laissée la scission ?
(à suivre)
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