Les événements en cours en Libye nous ont valu de découvrir un très surprenant éditorial dans « Le Monde libertaire » n° 1628 du 24 mars 2011.
Si cet éditorial vous a échappé, vous le trouverez reproduit ci-dessous, ainsi que la réponse indirecte qu’il m’a inspirée.
EDITO DU « MONDE LIBERTAIRE »
Réponse : L’EDITO QUI TUE !
Impatient d’en découdre mais frustré par une révolution qui, ici, tarde à venir, l’auteur de l’éditorial du Monde libertaire paru le 24 mars a revêtu sa tenue de combat pour venir en aide à sa manière aux insurgés libyens. Sans doute lassé de devoir encore et toujours côtoyer, au sein du mouvement anarchiste, de désolants militants imprégnés de pacifisme capitulard, ce farouche guerrier par procuration s’est installé virtuellement sur le siège de copilote d’un bombardier occidental pour lâcher sur les lecteurs de cet hebdomadaire ses arguments conquérants, lourds comme une prose d’adjudant-chef.
« Ça y est », « enfin », ne peut-il s’empêcher d’écrire dès les première et deuxième lignes de son petit devoir, avec un soulagement tout bernard-henri-léviste, en évoquant la décision de l’ONU d’autoriser les frappes aériennes en Libye. Le reste de l’éditorial, comme certains avions de combat, fait du rase-mottes au côté des Rafale, Mirage et autres Awacs de la coalition, atteignant au passage les seules cibles à sa portée : les antimilitaristes et leurs brochures et discours inefficaces. C’est méprisant, cynique. C’est consternant !
Ravi, donc, que le coûteux arsenal militaire des pays démocratiques serve « enfin » à quelque chose, l’auteur de cet éditorial tente d’ailleurs, à l’aide d’une pitoyable pirouette, d’atténuer l’aspect évidemment choquant de sa position en donnant naissance à un concept novateur : l’antimilitarisme guerrier. Cela donne cette phrase sublime, qui méritera de figurer en bonne place dans un florilège de la bêtise et du jésuitisme : « Bien qu’antimilitaristes forcenés, nous ne pouvons que nous satisfaire, dans l’immédiat, de cette décision de la communauté internationale. » Autrement dit : « Bien qu’ayant quelques solides principes, cela ne doit surtout pas nous empêcher de nous asseoir dessus à la première occasion. »
[Vous aurez noté, par ailleurs, le terme « forcenés », qui laisse entrevoir à la fois le degré de souffrance intime que ce va-t-en-guerre malgré lui doit endurer en approuvant les bombardements, et le niveau de satisfaction belliqueuse qu’il aurait pu atteindre si son antimilitarisme avait été simplement ordinaire.]
Au lieu de ça, il nous faudrait croire que la motivation première de la coalition dans cette intervention musclée repose sur une inquiétude angoissée des dirigeants occidentaux pour les populations de l’Est libyen. On attendait une réflexion censée, au moins une ébauche d’analyse raisonnée de l’événement, et c’est BHL qui s’invite en bonne place dans les colonnes du Monde libertaire. Après l’ « antimilitarisme guerrier », voici donc les « bombardements humanitaires ». Et quand l’heure du combat a sonné, il en va des éditoriaux comme d’une cour de caserne : on ne s’y pose plus de questions ! Comme celle-ci, très primaire, je le reconnais, eu égard à la philosophie haut de gamme de l’éditorialiste : pourquoi la Libye, et pas le Soudan, la Tchétchénie, le Tibet, la Syrie, la Biélorussie, la Birmanie, la Thaïlande, la Chine, entre autres, autant de pays où toute contestation massive se termine en massacre ?
On passera sur le parallèle qu’ose entreprendre le spécialiste des questions militaires du Monde libertaire, devenu historien, avec l’Espagne de 1936, tant l’on parvient là à des sommets de ridicule, plus élevés que la hauteur atteinte par les avions de guerre « libérateurs » des curieuses brigades internationales de l’OTAN au-dessus de la Libye. Il y a bien du rouge et du noir dans le drapeau qu’arborent les insurgés, mais il est celui de l’ancienne monarchie cyrénaïque renversée par le coup d’Etat khadafiste de 1969. Les révoltés libyens ne souhaitent sans doute pas tous le retour de la couronne, mais ce choix est tout de même symboliquement lourd. Nous n’avons pas le souvenir, par ailleurs, que les antifranquistes – et en premier lieu les anarchistes espagnols – aient réclamé l’intervention armée des démocraties européennes.
Dans sa fulgurante lucidité, le baroudeur à distance entrevoit tout de même la possibilité que les « démocraties » occidentales ne jouent pas les gros bras dans un but totalement désintéressé, mais avec certaines arrière-pensées pour la période d’après-tuerie. [Vous aurez noté les guillemets à « démocraties », qui montrent que ce pertinent observateur du monde n’est pas dupe.] Aussi prend-il bien soin de les mettre en garde. [A partir de là, ce n’est plus BHL, c’est Jean-Claude Vandamme !] Car si elles s’imaginent, ces « démocraties », pouvoir tirer profit de la situation auprès des successeurs du tyran, elles se trompent ! D’abord, elles n’en ont pas le droit, il l’écrit sans même une pointe d’humour, et surtout ce serait sans compter sur les troupes de la Fédération anarchiste, qui ne permettront pas cette infâmie (« Vous pouvez compter sur nous… »). A ce stade, il est regrettable qu’il ne nous dise pas où en est son extrême vigilance concernant l’éventuelle confiscation des « révolutions » tunisienne et égyptienne par les politiciens professionnels de là-bas.
Dans un journal d’opinion, l’éditorial est censé fournir le sentiment général partagé par les adhérents de l’organisation dont il est l’organe. C’est donc avec effarement qu’on découvre cette prose en uniforme dans le journal de la Fédération anarchiste. Car il serait tout de même surprenant, j’ose l’espérer, que le point de vue développé ici soit largement répandu parmi les adhérents de cette organisation. S’il s’en trouve pour être séduits, même momentanément, par le charme discret des porte-avions et autres engins de mort, il était à la rigueur possible de reléguer cet article en tenue treillis en page intérieure, signé par son auteur, plutôt que de l’élever au rang d’éditorial.
Mais il y a plus grave. Non content d’imposer à tous cette position belliqueuse qui fera date dans l’histoire du journal, tout point de vue divergent ou contraire se voit dans le même temps caricaturé lamentablement, flingué par l’éditorialiste embusqué. Les réfractaires au lâcher de missiles, selon un procédé utilisé jusqu’à la nausée par des générations de staliniens, se voient d’emblée discrédités, placés illico par le Georges Marchais du drapeau noir au rang de « puristes assurément bourgeois déconnectés des réalités ». Pourquoi pas d’« anarchistes allemands », tant qu’on y est ? Bien qu’il ne soit pas le premier, loin de là, à user de telles méthodes, on demeure à chaque fois attendris par la découverte, sous une plume libertaire, de cette ouverture d’esprit et de cette bienveillante tolérance que n’aurait pas reniées un militant maoïste pro-albanais des années 60.
Ceux qui espèrent d’une publication libertaire qu’elle leur offre une analyse réfléchie des événements survenus dans le monde arabe depuis trois mois, débarrassée des postures bouffonnes, devront encore patienter, attendre que cet éditorialiste de préau d’école ait fini de pulvériser les chars ennemis sur sa console vidéo.
Merci Floréal. J’ai été totalement sonné par cet « éditorial ». Qui disait: « Quand la fierté se tient dans le drapeau, l’intelligence est dans la trompette » ?
Floréal, merci et bravo, tu as su mettre principes, propos et postures à leur juste place. « Juste », ici, renvoie non à justice, mais à justesse. Justesse également, ce nécessaire et réjouissant bottage de cul.
Salut, déjà le ML n’est pas l’organe de la FA et ne tend pas à représenter l’ensemble de l’organisation. Heureusement. On appelle cela le synthétisme. Ensuite, qu’aurait-il fallu faire ? Tu es prompt à critiquer, mais assez peu prompt à proposer ? Il aurait fallu laisser les Libyens mourir ? Nous, malheureusement, nous n’avons pas les moyens de soutenir les révolutions. Alors que faire ? Les regarder mourir tout en pratiquant l’onanisme intellectuel en se disant « ils/elles meurent, mais au moins on n’a pas soutenu la guerre ». Notre antimilitarisme leur fait une belle jambe… Eh oui, encore aujourd’hui, on critique les démocraties libérales pour ne pas avoir soutenu l’Espagne en 36.
Que voulez-vous répondre à un tel commentaire ? On souhaiterait, bien sûr, que des libertaires ou prétendus tels tiennent un autre discours que celui des journaux télévisés. Mais je ne suis que trop informé, hélas, du marasme intellectuel et militant dans lequel se débattent la Fédération anarchiste et certains sympathisants qu’elle draine, pour ne pas en être surpris. Alors il faut être logique, messieurs-dames les anarcho-bombardiers ! Aussi je suggère à ce commentateur, comme d’ailleurs à l’éditorialiste du « Monde libertaire » et à ceux qui approuvent leur point de vue, de rédiger illico un communiqué du genre : « Les anarchistes non puristes, non bourgeois, non onanistes, mais au contraire connectés aux réalités quotidiennes, protestent vigoureusement contre le très net ralentissement des bombardements sur la Libye, et en particulier le retrait criminel de nos camarades pilotes américains. Dans le même temps, nous exigeons que l’intervention militaire humanitaire s’étende dès maintenant à la Syrie, où la répression des insurgés se fait de plus en plus féroce. Par ailleurs, face à l’extension prévisible des insurrections populaires, et pas seulement, espérons-le, dans le monde arabe, et afin que les rébellions à venir ne soient pas abandonnées à leur triste sort, nous demandons qu’un effort significatif soit porté par les pays occidentaux, garants des révolutions futures, sur l’industrie d’armement et de guerre ; que l’émission puriste et bourgeoise « Si vis pacem », de l’Union pacifiste, soit momentanément supprimée de la programmation de Radio-Libertaire, jusqu’à la victoire finale des révolutionnaires libyens, et que tout lien soit rompu avec les autres organisations anarchistes et anarcho-syndicalistes internationales, embourgeoisées, qui toutes se sont prononcées contre cette intervention en Libye. Vive la guerre qui sauve des vies ! Vive la révolution ! Vive l’anarchie ! »
A part ça, cher commentateur, « Le Monde libertaire » a toujours été l’organe de la Fédération anarchiste. C’est même écrit dessus, chaque semaine, à la une, sous le titre.