Le texte ci-dessous a été publié sur le site « El Salto », dans sa rubrique « Memoria histórica » (« Mémoire historique »). Il est signé José Durán Rodríguez et consacré au plus grand centre d’archives du mouvement libertaire espagnol, dans une petite ville de la province de Tolède.
Située à un peu plus de cinquante kilomètres de Madrid, la ville de Yuncler de la Sagra ne semble pas offrir suffisamment d’attraits pour empêcher le visiteur occasionnel de passage dans la région de s’y attarder. Mais les apparences sont trompeuses, c’est bien connu.
(…) Avec un recensement de 3759 habitants en 2018, lors des élections générales du 10 novembre, le PSOE a été le parti vainqueur à Yuncler avec 627 voix, suivi de Vox avec 615. Unidas Podemos a obtenu 188 voix, Pacma 25, et le Parti communiste des travailleurs d’Espagne a obtenu seulement une voix.
Sur le site Internet de la municipalité, on peut lire un texte sur son histoire, qui parle de Yuncler comme d’un « exemple constant de rébellion » de ses habitants, « depuis ceux qui partaient parce qu’ils ne voulaient pas payer les impôts imposés au XVe siècle, en passant par les conflits continus avec l’Eglise, jusqu’à l’achat du village par les habitants à Francisco Melchor de Luzón y Guzmán – qui l’avait auparavant acheté au roi Philippe IV –, un noble qui, par sa tyrannie, amenait ses habitants à abandonner le lieu, ce qui a incité les villageois à racheter le village à ce seigneur ». C’est dans ce village « rebelle » qu’on trouve le plus grand centre d’archives d’Espagne sur le mouvement libertaire.
« Je déplace 1250 kilos avec trois doigts », explique Sonia Lojo, bibliothécaire-archiviste à la Fondation d’études libertaires Anselmo-Lorenzo (FAL) depuis dix ans. Elle fait le geste, et un grand meuble compact s’ouvre, révélant plusieurs allées remplies d’étagères avec de nombreuses boîtes, des dossiers et divers documents classés et ordonnés. Comme le village, la pièce cache des choses qui ne sont pas visibles au premier abord. Nous sommes dans le département des « archives historiques de la CNT, consacré à la collecte, à la conservation et à la diffusion de l’histoire du mouvement libertaire et du mouvement ouvrier en général », explique-t-elle devant les portes d’un bâtiment dans lequel elle nous invite à pénétrer.
À l’intérieur, dans la pièce au mobilier compact, se trouve « la documentation générée par la CNT depuis le début du XXe siècle – de fait, l’origine de la Fondation, créée en 1987, est de conserver la documentation de l’institution elle-même, qui a plus de cent ans d’histoire. Ce que nous avons le plus concerne la période qui commence avec la guerre civile, mais aussi l’exil, la clandestinité, et la transition démocratique jusqu’à aujourd’hui ».
Le travail de Sonia Lojo se concentre actuellement sur l’inventaire général de la documentation générée par la centrale anarcho-syndicaliste, qui compte quelque 3000 boîtes. « Il y a une partie qui a été inventoriée et qui est en train d’être cataloguée, explique-t-elle. Il s’agit d’une documentation interne : séances plénières, assemblées, congrès, fonctionnement de l’organisation, accords, formes d’action… ». Les derniers documents parvenus sont des transferts en provenance de Barcelone et de Valence. Lorsque la documentation n’est plus utilisée fréquemment, elle est transférée aux archives historiques de la CNT. « C’est là qu’elle est classée et consultable », explique Sonia Lojo.
La FAL reçoit environ quatre cents demandes de consultation par an de la part de chercheurs. À Yuncler se trouve le dépôt, où la documentation est conservée et où le travail technique est effectué. Au siège de Madrid, les chercheurs peuvent consulter les documents numériques sur rendez-vous. « Trente pour cent sont des personnes qui recherchent des membres de leur famille ou qui font des recherches sur les histoires locales, sur ce qui s’est passé dans leur ville ou village. La plupart des recherches concernent la période de la guerre civile, mais il est vrai que l’on commence à s’intéresser davantage à celle de la Transition, du passage à la démocratie », explique l’archiviste, qui ajoute également qu’on note un intérêt croissant pour l’histoire des femmes. « Cela se remarque depuis quelques années, clairement en raison de la montée des féminismes que nous connaissons. »
Le registre des consultations permet à Sonia Lojo d’établir des priorités dans l’énorme travail restant à accomplir – « s’il y a aujourd’hui 30% de requêtes sur les noms et prénoms, nous devons travailler avec l’onomastique, en extrayant les noms des documents » – même si le principe est toujours de cataloguer le matériel le plus ancien, car c’est le plus délicat.
Des archives non cataloguées sont des archives qui n’existent pas, car elles ne permettent pas que l’information soit ordonnée, accessible, consultable, ce qui est l’objectif du travail de documentation. A titre d’exemple, Sonia Lojo signale que dans le dépôt du FAL il y a « des livres non catalogués qui sont dans des caisses depuis trente ans » sans être enregistrés. La première chose, explique-t-elle, est d’étudier le type et le contenu des documents. Vient ensuite la phase de classification, qui permet de connaître l’origine de l’institution qui a généré le document. Enfin, les instruments de description apparaissent, tels que les inventaires, les guides, les catalogues, « c’est-à-dire ce qui est proposé au public pour localiser la documentation qu’il recherche ».
Outre la documentation de la CNT, le dépôt de la FAL contient d’autres archives : celles de l’Association internationale des travailleurs, du fonds de l’organisation Mujeres Libres et d’autres organisations apparentées ainsi que des archives personnelles (Felix Álvarez Ferreras, Cayetano Zaplana, Abraham Guillén) qui ont été données pour être conservées. « Les documents nous parviennent par le biais de dons, de legs des compagnons militants de la CNT, des organisations de l’exil ou d’achats, qui sont les moins nombreux car nous manquons de moyens financiers », regrette la bibliothécaire. Selon elle, les archives photographiques sont le joyau de la couronne. « C’est la chose la plus merveilleuse. Sans paroles, la photo vous dit tout : les modes de vie, la psychologie. » La FAL possède une collection de photographies sur la guerre civile qui compte 1735 positifs originaux, conservés et numérisés. Sonia Lojo met également en avant une collection de photographies personnelles de Buenaventura Durruti et une autre de Mauro Bajatierra avec des photos des initiateurs de la CNT et quelque 130 photographies du début du XXe siècle.
L’hémérothèque forme la troisième partie du fonds global. « On a toujours dit que lorsque deux anarchistes se réunissent la première chose qu’ils font est un journal, alors imagine-toi », s’amuse Sonia Lojo. « Nous avons 2500 titres du monde entier inventoriés, mais il y en a encore beaucoup qui ne sont pas catalogués. » Parmi les publications les plus marquantes conservées par la FAL, du XIXe siècle jusqu’à nos jours, figure Campo Libre, un hebdomadaire qui consacrait une double page aux collectivités agricoles de Castille, en racontant comment elles étaient organisés et travaillaient. Dans le numéro du 28 août 1937, cet espace était consacré à la collectivité de Coslada, la ville de la province de Madrid où a grandi l’auteur de cet article.
La bibliothèque constitue un autre espace de la FAL, où sont conservés quelque 40000 exemplaires, mais 6000 seulement sont catalogués, dont des curiosités comme la possibilité de lire Durruti en japonais. « Le livre le plus ancien que nous ayons date de 1848. Il s’agit d’un texte d’Étienne Cabet sur le socialisme utopique, qui est à l’origine des idéologies du mouvement ouvrier : l’anarchisme, le socialisme et le communisme. Pour L’Homme et la terre, d’Elisée Reclus, nous avons toutes les éditions existantes dans l’histoire de cette publication », explique Sonia Lojo, qui souligne qu’il s’agit d’une bibliothèque spécialisée, « ce qui n’est pas la même chose qu’une bibliothèque publique. Nous nous concentrons sur une documentation très spécifique, et l’objectif est donc la conservation, car nous disposons d’une documentation que même la Bibliothèque nationale ne possède pas, et la perte d’un document peut être irréversible ».
Parmi les différents matériaux conservés par la FAL, on compte des milliers d’affiches originales provenant de l’exil, des documents concernant la lutte antifranquiste hors d’Espagne et d’autres encore qui diffusaient les idées libertaires partout où les militants ont été amenés à s’installer. Il existe également des archives audiovisuelles sur différents supports : des boîtes contenant des films historiques 35 millimètres réalisés par le syndicat du spectacle, des microfilms contenant de la documentation numérisée sur la guerre ou des enregistrements des sessions plénières du syndicat.
Après la guerre civile, la dictature a interdit tous les syndicats, dont la CNT, et a saisi les ressources que le syndicat utilisait collectivement : biens mobiliers (véhicules, imprimeries, machines) et immobiliers (bâtiments, terrains, etc.), comptes bancaires, entreprises collectivisées, films, photographies et documentation. En 1936, la CNT comptait près d’un million de membres et son poids politique a été très important dans les premiers mois de la guerre, notamment en Catalogne et en Aragon. Mais cette histoire a été effacée par la répression et l’exil. « Il est difficile de reconstituer toute l’histoire de la CNT en raison du manque de documentation. Beaucoup de choses ont été perdues pendant la guerre, mais certaines ont été sauvées, et c’est ce que les chercheurs consultent actuellement. Ce qui concerne la clandestinité provient des personnes qui ont connu l’exil, qui ont conservé cette documentation et l’ont ensuite transférée ici grâce aux compagnons qui ont risqué leur vie pour la préserver et pour qu’elle serve à la mémoire », rappelle Sonia Lojo.
Après sa légalisation à la fin des années 70, la CNT a entamé une campagne pour exiger la restitution de son patrimoine historique, toujours entre les mains de l’administration, qui détient la documentation prouvant la propriété de ces biens. « Il s’agit d’une relation hostile, explique l’archiviste, principalement sur la question des droits. Aujourd’hui, le ministère de la Culture possède le Centre de documentation de la Mémoire historique, qu’il appelle ainsi mais qui est en réalité un service d’archives de la police qui nous a confisqué la documentation. Nous sommes en procès pour la récupérer ou, au moins, pour en faire reconnaître la propriété afin de pouvoir en faire usage et diffuser notre propre histoire. Si nous l’avions ici, l’activité de diffusion serait beaucoup plus importante. »
La FAL entretient des relations plus étroites et plus fructueuses avec l’Institut d’histoire sociale d’Amsterdam, où se trouve une grande partie de la documentation sauvée par la CNT : « Nous avons un accord avec eux, en vertu duquel ils conservent la documentation, mais la propriété reste la nôtre. Nous leur rendons visite une fois par an. À l’avenir, l’idée est de rapatrier cette documentation. »
Mais la principale difficulté à laquelle est confrontée la fondation pour la mémoire libertaire est le manque de ressources humaines et financières. Sonia Lojo énumère une série de besoins urgents : « Nous avons besoin de plus de spécialistes dans le domaine des archives afin de progresser plus rapidement. Et nous avons aussi besoin d’argent pour améliorer la conservation. Nous avons besoin d’un mobilier de rangement particulier. Nous avons plus de deux cents affiches dans des tiroirs qui rendent leur manipulation impossible. Mais chaque meuble coûte 3000 euros. La presse est très délicate à manier et nous avons des journaux du XIXe siècle. Nous avons besoin d’un mobilier spécifique qui coûte très cher. »
José Durán Rodríguez
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Lien d’origine : https://www.elsaltodiario.com/memoria-historica/fal-fundacion-anselmo-lorenzo-mayor-archivo-anarquista-yuncler-pueblo-toledo
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