A part Zénon, Platon, les Gracques et autres réformateurs de l’Antiquité, nous voyons, plus près de nous, posant les fondements du socialisme et de l’anarchisme, des hommes issus des classes privilégiées. Campanella, le moine érudit et conspirateur, Thomas More, ami d’Erasme, humaniste émérite et chancelier d’Angleterre ; La Boétie, lui aussi, humaniste et ami de Montaigne* ; Thomas Müntzer, théologien et prédicateur ; William Godwin, écrivain petit-bourgeois et pasteur protestant; Robert Owen, déjà nommé, véritable fondateur, en Angleterre, du socialisme industrialiste et d’une école qui eut à son époque une grande influence ; Victor Considérant, dont Marx a pillé le Manifeste de la démocratie pour en nourrir le Manifeste communiste ; Pierre Leroux, Louis Blanc, Colins, Pisacane, ancien officier de Garibaldi, Buonarroti, historien, Auguste Blanqui, Louis de Potter et combien d’autres !
Proudhon pouvait écrire dans De la capacité politique des classes ouvrières, livre désabusé où, commentant le Manifeste des soixante, il prêtait aux salariés une aptitude réelle pour la conquête parlementaire des pouvoirs publics – puisque ces salariés étaient incapables de réaliser directement le socialisme par les moyens directs qu’il avait préconisés, et qui font partie intégrante de sa doctrine :
« Les premiers qui posèrent la question sociale ne furent pas des ouvriers : c’était des savants, des philosophes, des gens de lettres, des économistes, des ingénieurs, des militaires, d’anciens magistrats, des députés, des négociants, des chefs d’industrie, des propriétaires, qui, tous, à l’envi, se mirent à relever les anomalies de la société, et en vinrent insensiblement à proposer les réformes les plus hardies. Citons pour mémoire les noms de Sismondi, Saint-Simon, Fourier, Enfantin et son école, Pierre Leroux, Considérant, Just Muiron, Hippolyte Arnaud, Baudet-Dulary, Eugène Duret, Cabet, Louis Blanc, Mesdames Rolland, Flora Tristan, etc. »
En Allemagne, l’ouvrier tailleur Weitling lança le premier mouvement communiste du XIXe siècle. Mais il fallut l’entrée en lice de Lassalle, grand-bourgeois et grand avocat, pour que se constituât un premier mouvement prolétarien – assez mal orienté du reste – comme il avait fallu un Thomas Müntzer pour animer le mouvement des anabaptistes, ou un Wyclif et un John Ball pour susciter et diriger le mouvement qui conduisit les paysans d’Angleterre à l’assaut des châteaux.
En Russie, les décembristes, pères des premières secousses libérales, furent des nobles, des francs-maçons et des militaires. Puis de la noblesse partirent les premières générations de révolutionnaires qui, suivant l’appel de Bakounine – noble lui-même et ancien militaire, comme le furent Kropotkine, Lavroff et Tolstoï –, « allèrent au peuple » alors que ce peuple en était encore à l’adoration servile du « petit père » le tsar.
On fausse souvent les faits en simplifiant tout. La lutte des classes, qui n’est qu’intermittente au long de la vie des peuples et des nations, ne domine pas l’histoire et n’a pas été le moteur essentiel du progrès social et humain. Car, souvent, les prolétaires et les serfs qui ont combattu les riches pour améliorer leurs conditions d’existence ont fait preuve, simultanément, d’un fanatisme religieux, d’un nationalisme ou d’un racisme effrayants. Aujourd’hui encore, par manque de culture sociale, parfaitement explicable, ils suivent n’importe quel aventurier, Marius ou César, Hitler, Perón ou Nasser. Il suffit de se dresser contre les riches et contre les « étrangers », causes de tous les maux, d’exploiter l’esprit traditionaliste et routinier des masses pour, par jugement ou sous la pression populaire, faire boire la ciguë à Socrate, comme, le fit le peuple d’Athènes, un des plus stupides qui füt jamais, pour applaudir l’inquisition des rois catholiques en Espagne, ou regretter Napoléon en France.
Non ! Le socialisme, la société fraternelle et moins encore sans Etat, le communisme véritable, l’égalité des sexes, les droits de l’enfant, la suppression de la peine de mort et la réforme du droit pénal, l’instruction pour tous, l’humanisme, la suppression des frontières, l’unité humaine, l’athéisme, le recul de l’influence des Eglises catholique, taoïste, mahométane, bouddhiste, et combien d’autres progrès, combien d’autres combats, d’autres conquêtes, n’ont pas été les conséquences de la lutte des classes. Dans l’Inde, l’intouchabilité reste le fait de la masse populaire, qui veut toujours des parias malgré les lois, malgré la Constitution, et qui serait capable de faire une révolution terrible si les gouvernants, mus par les conquêtes morales de la civilisation, prétendaient imposer ce que les travailleurs de Bombay et de Calcutta ou les habitants de tous les villages ne conçoivent même pas.
Le syndicalisme révolutionnaire lui-même n’est pas une pure création des exploités, une émanation naturelle de la lutte des classes. Il est inconcevable sans elle, comme une moisson est inconcevable sans le sol où elle a levé. Mais il a fallu la semence qui n’est pas venue des travailleurs, qui n’a pas été la conséquence naturelle de la lutte des classes. Sinon, le syndicalisme révolutionnaire serait apparu dans les autres pays industriels d’Europe et d’Amérique.
(A suivre…)
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* Et qui ne marchandait pas ses apostrophes au peuple dont il fustigeait la « servitude volontaire ».
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