Dans son livre « La Peur », paru en 1930, l’écrivain Gabriel Chevallier témoigne de son rôle de soldat durant la Première Guerre mondiale. Dans les premières pages de cet ouvrage, il commence par rendre compte de l’atmosphère qui régnait le 3 août 1914, jour où l’Allemagne déclarait officiellement la guerre à la France. En voici un extrait.
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Dans l’après-midi du 3 août, en compagnie de Fontan, un camarade de mon âge, je parcours la ville.
A la terrasse d’un café du centre, un orchestre attaque La Marseillaise. Tout le monde l’entend debout et se découvre. Sauf un petit homme chétif, de mise modeste, au visage triste sous son chapeau de paille, qui se tient seul dans un coin. Un assistant l’aperçoit, se précipite sur lui, et, d’un revers de main, fait voler le chapeau. L’homme pâlit, hausse les épaules et riposte : « Bravo ! Courageux citoyen ! » L’autre le somme de se lever. Il refuse. Des passants s’approchent, les entourent. L’agresseur continue : « Vous insultez le pays, je ne le supporterai pas ! » Le petit homme, très blanc maintenant, mais obstiné, répond : « Je trouve bien que vous offensez la raison et je ne dis rien. Je suis un homme libre, et je refuse de saluer la guerre ! » Une voix crie : « Cassez-lui la gueule à ce lâche ! » Une bousculade se produit de l’arrière, des cannes se lèvent, des tables sont renversées, des verres brisés. L’attroupement, en un instant, devient énorme. Ceux des derniers rangs, qui n’ont rien vu, renseignent les nouveaux arrivants : « C’est un espion. Il a crié : Vive l’Allemagne ! » L’indignation soulève la foule, la précipite en avant. On entend des bruits de coups sur un corps, des cris de haine et de douleur. Enfin, le gérant accourt, sa serviette sous le bras, et écarte les gens. Le petit homme, tombé de sa chaise, est étendu à travers les crachats et les bouts de cigarettes des consommateurs. Son visage tuméfié est méconnaissable, avec un œil fermé et noir ; un filet de sang coule de son front et un autre de sa bouche ouverte et enflée ; il respire difficilement et ne peut se lever. Le gérant appelle deux garçons et leur commande : « Enlevez-le de là ! » Ils le traînent plus loin sur le trottoir où ils l’abandonnent. Mais un des garçons revient, se penche et le secoue d’un air menaçant : « Dis donc, et ta consommation ? » Comme le malheureux ne répond pas, il le fouille, retire de la poche de son gilet une poignée de monnaie dans laquelle il choisit, en prenant la foule à témoin : « Ce salaud serait parti sans payer ! » On l’approuve : « Ces individus sont capables de tout ! – Heureusement qu’on l’a désarmé ! – Il était armé ? – Il a menacé les gens de son revolver. – Aussi, nous sommes trop bons en France ! – Les socialistes font le jeu de l’Allemagne, pas de pitié pour ces cocos-là ! – Les prétendus pacifistes sont des coquins. Ça ne se passera pas comme en 70, cette fois ! »
Pour fêter cette victoire, on réclame à nouveau La Marseillaise. On l’écoute en regardant le petit homme sanglant et souillé, qui geint faiblement. Je remarque près de moi une femme pâle et belle, qui murmure à son compagnon : « Ce spectacle est horrible. Ce pauvre homme a eu du courage… » Il lui répond : « Un courage d’idiot. On ne s’avise pas de résister à l’opinion publique. »
Je dis à Fontan :
– Voilà la première victime de la guerre que nous voyons.
– Oui, fait-il rêveusement, il y a beaucoup d’enthousiasme !
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