Le texte ci-dessous, paru sur le blog « Ser histórico » et signé Francesc Tur, évoque ce qui est sans doute le plus important massacre de civils de la guerre d’Espagne : les bombardements et mitraillages incessants de la population de Malaga fuyant l’arrivée des troupes franquistes et partie à pied sur la route reliant la capitale de la Costa del Sol à Almeria. Dans son estimation la plus basse, le nombre des victimes de la « Desbandá » demeure cinq fois plus important que l’estimation la plus haute du nombre de morts dû à cette autre monstruosité que fut le bombardement de la ville basque de Guernica.
Cet épisode tragique de la guerre civile espagnole n’en demeure pas moins quasi totalement inconnu ici en France, et mérite qu’on s’y arrête un moment, en hommage à ses innombrables victimes.
____________
Le mardi 7 février 2006, la Ville de Malaga, sous l’impulsion de l’écrivain Jesús Majada, inaugurait le Paseo de los Canadienses (promenade des Canadiens) en hommage au médecin Norman Bethune (Gravenhurts, Canada, 1890-Tang, Chine, 1939), à ses assistants et à son pays d’Amérique du Nord qui avait payé les frais. Jesús Majada avait recueilli près de trois mille signatures pour que la ville andalouse tire de l’oubli la figure de Bethune, pour le travail humanitaire extraordinaire réalisé pendant la Desbandá*, la fuite de centaines de milliers de réfugiés vers Almería suite au siège et à l’occupation de Malaga par les troupes italo-franquistes.
La Desbandá a été l’une des fuites de population civile les plus massives d’Europe et l’une des plus grandes tragédies, sinon la plus grande, de la guerre civile, volontairement oubliée par tous, selon les historiens Miguel Alba et Antonio Somoza. Ce dernier affirme que les républicains ont quitté la ville alors qu’il était parfaitement possible de la défendre, car elle n’avait qu’un seul accès routier et était entourée sur les autres flancs par la mer et les montagnes. Alba, pour sa part, soutient que « ce fut une honte pour tous, tant pour les fascistes, qui étaient les exécutants (du carnage), que pour la République ». Nous y reviendrons à la fin de cet article.
Les ordres opérationnels pour la prise de Malaga et de la partie occidentale de Grenade furent signés le 30 janvier 1937 par Mario Roatta Mancini (Modène, 1887-Rome, 1968), commandant en chef du Corps des troupes volontaires (CTV) italien et le 2 février par Gonzalo Queipo de Llano y Sierra (Tordesillas, Valladolid, 1875-Sevilla, 1951).
Dans les moments qui précédèrent l’offensive contre cette ville de la Costa del Sol, il y avait près de 50.000 Italiens en Espagne (30.000 miliciens et 20.000 soldats réguliers). Ils disposaient également d’un équipement motorisé abondant, de chars de combat et de l’appui aérien de l’Italie fasciste.
Depuis l’arrivée des militaires transalpins sur le territoire de l’Espagne rebelle, les affrontements avec les franquistes quant aux tactiques militaires à suivre avaient été une constante. Ils avaient déjà commencé en août et septembre 1936 à Majorque lorsque Arconovaldo Bonaccorsi (Bologne, 1898-Rome, 1962), connu sous le nom de comte Rossi, ignora le plus souvent les autorités putschistes de l’île et chercha même, contre leur gré, à occuper Minorque, alors aux mains des républicains. On trouvera également sur le front de Malaga un personnage lui aussi controversé en la personne du chef direct des troupes, au côté de Roatta, après que ce dernier sera blessé au bras le 5 février, un accident qui amènera le colonel Emilio Faldella à prendre en charge le commandement des unités italiennes.
Quelques semaines plus tôt, Roatta, suivant les ordres du Duce, décida d’opérer indépendamment des forces du colonel Borbon, qui exerçait le commandement des troupes de Franco. Ce dernier était entré à Marbella avec ses soldats à la mi-janvier et, d’autre part, les troupes de la garnison de Grenade, sous le commandement du colonel Muñoz, avaient pris le contrôle d’Alhama et des territoires environnants au nord de Malaga. Roatta, appliquant une tactique différente, entreprit une offensive rapide pour que les Italiens obtiennent une victoire claire et stratégiquement importante sur des objectifs décisifs, selon les orientations convenues par le ministre des Affaires étrangères de Mussolini, Galeazzo Ciano (Livourne, 1903 – Vérone, 1944), et les sous-secrétaires des ministères militaires. Ce fut la guerra celere ou la guerre éclair.
A cette date (janvier 1937), Malaga comptait une population de plus de 150.000 habitants, plus quelque 50.000 réfugiés arrivés dans la ville en fuyant l’avancée des troupes franquistes qui, le 16 septembre 1936, avaient occupé Ronda ainsi que d’autres villes de l’intérieur de la province et la campagne de Gibraltar. L’offensive rebelle ne fit qu’accroître l’afflux de réfugiés. La situation s’était tellement aggravée que la cathédrale fut ouverte comme abri en octobre et que des centaines de réfugiés s’entassèrent à l’intérieur. Ajoutons à ce panorama dramatique qu’entre septembre et octobre de cette année-là Malaga subit presque quotidiennement des frappes aériennes meurtrières, notamment celle du 24 octobre 1936 qui fit 50 morts et causa de grandes destructions dans la rue Martinez…
La capitale de la Costa del Sol était sous les projecteurs des rebelles depuis un certain temps, comme en témoignent les allocutions de Queipo de Llano, dont celle du 23 août 1936 :
« Et comme point culminant de cette série d’absurdités que les marxistes du Comité rouge de Malaga profèrent, ils ont envoyé un télégramme au gouvernement de Madrid, qu’ils félicitent avec enthousiasme « pour tous les succès obtenus », qui démontrent les qualités extraordinaires de commandement, « et nous espérons qu’ils nous mèneront bientôt à la victoire ». Idiots ! ils vont vous sauver pour que vous continuiez à commettre des crimes, mais vous aurez ce que vous méritez, même en vous cachant sous terre. Parce que je vais vous en faire sortir. Continuez vos exploits, tôt ou tard vous paierez pour les crimes commis. Canailles ! Lâches ! »
La ville andalouse était un fief de la gauche, ce qui ne la rendait évidemment pas attrayante aux yeux des rebelles. Lors des élections du 16 février 1936, le Front populaire avait obtenu 55.290 voix, contre 14.452 pour la droite et 1.510 pour les radicaux. Tous les députés élus dans la ville (deux pour le Parti socialiste ouvrier espagnol, un pour la gauche républicaine et un autre du Parti communiste) appartenaient à des formations républicaines. C’est pourquoi, à l’époque, elle était connue sous le nom de « Malaga la rouge ».
Queipo de Llano se répandait dans ses fameux discours radiophoniques de Séville sur les atrocités commises par les « rouges » dans les villes de la province de Malaga et sa capitale. Ils évoquaient les gens jetés dans l’immense précipice de Ronda ; les hommes empalés vivants et d’autres forcés de voir « leurs femmes et leurs filles d’abord violées, puis aspergées d’essence et brûlées » ; des religieuses exposées nues dans les vitrines des commerces d’Antequera ; des prêtres à qui on ouvrait le ventre et leur estomac rempli de chaux vive ; les cadavres décapités de tous ceux qui n’étaient pas anarchistes flottant au long des côtes de Malaga… (la capitale était aux mains d’un comité de salut public dominé par la CNT-FAI).
La soif de revanche était évidente et ce qui s’était produit jusque-là dans les villes occupées par les franquistes n’annonçait rien de bon ni aucune bienveillance de la part des « nationaux » à leur arrivée dans la ville. Gamel Woolsey, épouse de l’écrivain Gerald Brenan, décrit dans son livre El otro reino de la muerte. Los primeros días de la Guerra Civil en Málaga (Editorial Librería Ágora, S.A, 2006) [L’autre royaume de la mort. Les premiers jours de la guerre civile à Malaga] le climat de panique qui s’empara du peuple quand l’approche des agresseurs fut devenue évidente.
« Une sinistre rumeur qui nous fit tous oublier l’incendie des maisons s’est propagée dans la ville : la légion, la légion arrive ! Par le ton des voix que nous entendions dans la rue, c’était comme s’ils avaient dit : « L’enfer s’est ouvert, Lucifer et sa légion sont sur nous. » Cette légion, digne de Lucifer, était ce à quoi ils s’attendaient, et l’attente était comme une froide vague d’horreur sur la campagne. Personne ne dormit, tout le monde sortit sur la route, regardant l’embrasement de Malaga et essayant d’entendre au loin les pas de l’ennemi qui s’approchait. »
Le 7 février, les chemises noires arrivaient dans la banlieue de Malaga et le lendemain, en compagnie des Espagnols de Borbon, entraient dans cette capitale andalouse désolée. Ce fut le début de la débandade. Les quartiers populaires se vidèrent et une longue file composée de milliers de personnes, d’animaux et de voitures chargées de leurs effets personnels (meubles, machines à coudre, nappes, radios, etc.) se pressait sur l’avenue du Parc et avançait vers El Palo et Rincón de la Victoria. Il n’y a pas unanimité parmi les spécialistes quant au nombre de réfugiés, celui-ci variant de 90.000 à 150.000 (Bethune), selon les sources. L’historienne Encarnación Barranquero assurait au journal Sur en 2017 (à l’occasion du 80e anniversaire des événements) que les 50.000 réfugiés qui vivaient dans la ville depuis des mois en provenance des villages occupés fuirent tous. Et ils auraient été rejoints par des milliers de personnes venues des localités environnantes et bien d’autres en cours de route. Queipo de Llano, d’autre part, parlait de « 250.000 lâches en fuite ».
Il existe cependant de nouvelles contributions historiques qui portent le nombre de personnes déplacées à 300.000. C’est ce qu’affirment Maribel Brenes et Andrés Fernández dans leur livre 1937, Exode Málaga-Almería : Nuevas fuentes de investigación (Arístipe Ediciones, 2016) [1937, Exode Malaga-Almeria : nouvelles sources d’investigation]. Selon les auteurs, « le nombre de victimes de l’exode est bien supérieur à 150.000, chiffre qui avait été considéré comme valable jusqu’à présent. Sur la liste interminable des personnes déplacées parties de Malaga sur le seul tronçon d’Adra à Almeria, il y a près de 200.000 personnes ».
A l’aube du 8 février, alors que la ville est occupée, la colonne de Malaguènes atteint déjà Torre del Mar où ils sont rejoints par une marée de réfugiés de l’intérieur de la province. La N-340 Malaga-Almeria par laquelle ils avançaient longe la côte mais fut coupée à hauteur de Motril par une inondation. Depuis la mer, les navires Canarias, Baleares et Almirante Cervera les bombardaient sans que la marine républicaine ne fasse à aucun moment acte de présence. Dans le même temps, comme l’explique l’historien Francisco Espinosa Maestre, président de l’Association contre le silence et la mémoire historique oubliée de Malaga, l’aviation italienne « commence l’attaque aérienne et le mitraillage d’une longue file de familles sans défense » et « les canons de la flotte rebelle canonne et tire sur des cibles humaines qui fuient, terrifiées ».
Queipo de Llano, dans son allocution du 9 février, fait référence à cet épisode tragique en ces termes :
« Après trois quarts d’heure, une partie de notre aviation me faisait savoir que de grandes masses s’enfuyaient à toutes jambes jusqu’à Motril. Pour les accompagner dans leur fuite et les faire courir plus vite, nous avons envoyé notre force aérienne qui a bombardé et incendié quelques camions ».
Le correspondant du Daily Worker, l’écrivain et philosophe Arthur Koestler (Budapest, 1905 – Londres, 1983), décrit ainsi le drame de la côte méditerranéenne andalouse :
« L’après-midi commence l’exode général de Malaga. La route de Valence devient le lit d’un fleuve de camions de voitures, de mulets, de carrioles, de piétons – misérables au désespoir, criant et se querellant.
Ce fleuve emporte tout avec lui : civils, miliciens déserteurs, officiers déserteurs, le gouverneur civil, une partie de l’état-major. […] De mauvais bruits courent dans Malaga : les rebelles occuperaient déjà Velez, le premier village à vingt-cinq kilomètres à l’est de la ville ; le flot des fuyards court à la mort. Une autre rumeur affirme que la route est encore libre mais sous le feu des navires de guerre et des avions qui massacrent les réfugiés à la mitrailleuse. Mais rien ne peut retenir ce flot, il s’écoule, il s’écoule, nourri par cette source qui s’appelle la peur de mourir ».
L’une des rumeurs dont Koestler parle n’était pas fondée. En effet, sur le tronçon entre Nerja et Almuñécar, les familles qui avançaient le plus lentement ou qui avaient quitté tardivement Malaga virent la route coupée par les troupes italiennes, qui empêchèrent leur passage et les obligèrent à rentrer chez elles où, leur assura-t-on, elles n’auraient rien à craindre si leurs mains n’étaient pas couvertes de sang. Dans certaines villes comme Almuñécar, des bus sont même affrétés pour ramener les réfugiés ; d’autres devront faire le trajet à pied. Darío Ferri, combattant dans cette colonne de la côte, raconte la situation : « Une fois sur la route d’Almería, nous nous sommes trouvés devant un massacre de civils et de soldats (…). Des colonnes d’hommes, femmes et enfants épuisés. Les avions italiens arrivaient directement de la mer et les mitraillaient. Ils étaient paralysés, tués avec une facilité déconcertante. Une boucherie. »
Les réfugiés qui n’avaient pas été interceptés par les Italiens continuèrent leur marche. En chemin, entre Salobreña et Motril, ils découvrirent que le pont enjambant la rivière Guadalfeo, dont le débit était très important, avait été détruit. Une forte tempête de pluie s’était abattue sur la province la semaine précédant la fuite. La rivière devint ainsi un obstacle presque insurmontable. Malgré tout, beaucoup de réfugiés se jetèrent à l’eau pour essayer de la traverser ; certains le firent même de nuit, avec les membres de leur famille dans les bras. C’est l’un des épisodes les plus évoqués par les survivants et qui fit d’innombrables victimes.

Plaque déposée sur la promenade des Canadiens, à Malaga, en hommage à Norman Bethune et à ses assistants.
Ceux qui réussirent à traverser la rivière et survécurent n’eurent d’autre aide que celle de Norman Bethune. Le médecin canadien arrive à Almeria le 10 février et découvre la tragédie de la population fuyant Malaga. En plein exode, Bethune essaya de s’organiser parmi ce flot de personnes, dont beaucoup étaient gravement blessées et malades. Il décida de décharger les appareils médicaux de sa camionnette pour faire de la place aux enfants les plus mal en point et de les emmener rapidement à Almeria. Le matériel médical serait chargé dans la première ambulance circulant dans la zone. Bethune avait remarqué à son arrivée en Espagne, à Madrid et à Guadalajara, que pour la plupart des blessés arrivant à l’hôpital, il était déjà trop tard et il eut alors une idée jamais mise en pratique auparavant : transporter du sang sur les fronts de guerre avec une unité mobile de transfusion.
Ce sont 200.000 personnes qui ont suivi la route d’Adra à Almeria. Le reste se compose de ceux qui firent marche arrière et ceux qui furent tués, ce qui donne une bonne idée de l’ampleur de la tragédie. Une tragédie qui ne se terminera pas avec l’arrivée des réfugiés dans la ville d’Almeria, à partir des 10 et 11 février, car l’aviation rebelle les reçut avec un bombardement intense. L’un de ses objectifs était de couler le cuirassé Jaime-Ier ancré dans le port, mais les bombes frappèrent d’autres zones de la capitale, faisant des dizaines de morts.
L’historienne Encarnación Barranquero affirme que parmi les réfugiés il y avait de très nombreux enfants. La majorité de la population était composée de femmes, de personnes âgées, les hommes en âge de combattre se trouvant au front. Et la plupart de ces personnes étaient analphabètes, n’étaient pas syndiquées ni membres de partis politiques, mais elles craignaient ce qui était alors considéré comme du fascisme, mais elles n’étaient pas vraiment des militants de partis politiques.
Quelques témoignages de ce drame recueillis dans le livre de Maribel Brenes et Andrés Fernández 1937 : Exodus Málaga-Almería : Nuevas fuentes de investigación sont vraiment impressionnants, comme celui d’Amparo Gallardo (née en 1925) :
« Le 7 février 1937, toute ma famille a quitté Velez-Malaga pour Almeria devant l’avancée des troupes fascistes, parce qu’il y avait de nombreuses rumeurs selon lesquelles à leur arrivée ils assassinaient, violaient et pillaient la population. Nous avons été bombardés par deux navires de guerre alors que les mitrailleuses continuaient de tirer depuis les airs. Il n’y avait pas d’issue, car à gauche nous avions la montagne et à droite un énorme ravin. Nous nous couchions dans les caniveaux et mon père nous couvrait de son corps pour nous protéger. »
Ou celui-ci de Juana et Josefa Muñoz (13 et 10 ans respectivement à l’époque) :
« Ce qui m’a le plus impressionné, c’est une femme sur le bord de la route, avec un enfant qui tétait son sein, et elle était morte. Et nous avons continué. Un chauffeur, en pleurs, a dit : » Je ne peux pas allumer la lumière, parce que si j’allume la lumière, avec le Cervera et le Canarias qui sont là… nous serions fichus … »
Le récit de l’exode tragique dû au chauffeur de Norman Bethune et futur romancier anglais T. C. Worsley, recueilli par Paul Preston dans The Spanish Holocaust, n’est pas moins bouleversant.
« La route était encore pleine de réfugiés, et plus nous avancions, plus leur situation se dégradait. Certains avaient des chaussures en caoutchouc, mais la plupart portaient des bandages déchirés aux pieds, beaucoup allaient pieds nus et presque tous saignaient. Ils formaient une colonne de 150 kilomètres de gens désespérés, affamés, épuisés, comme une rivière qui ne montrait aucun signe de tarissement… Nous avons décidé de mettre les enfants dans le camion, et tout de suite nous sommes devenus le centre d’attention d’une foule rendue folle qui criait, priait et suppliait devant une telle apparition miraculeuse. La scène était accablante : les femmes criaient en tenant les bébés nus en l’air, mendiant, criant et sanglotant de gratitude ou de déception. »
Combien de morts eurent lieu au cours de la Desbandá ? Bien qu’il n’y ait pas unanimité sur ce chiffre, il est certain qu’il y en eut des milliers. L’historien Miguel Alba parle de 5.000 tués sur la route. Paul Preston, pour sa part, affirme que « bien qu’il soit impossible de connaître le nombre exact de victimes, il semble certain qu’il y en ait eu plus de 3.000 ». D’autres estimations, cependant, situent ce chiffre entre 5.000 et 15.000.
En tout état de cause, il est légitime de se demander si le mouvement de panique qui a provoqué la fuite d’une marée humaine de Malaga en direction d’Almeria dans des conditions aussi difficiles était justifié ou non.
Selon Hugh Thomas, après l’entrée des Italiens de Roatta et des Espagnols du colonel Borbon dans la capitale de la Costa del Sol, la répression la plus féroce eut lieu en Espagne depuis la chute de Badajoz. L’hispaniste britannique affirme qu’elle se déchaîna au souvenir des 2.500 morts à Malaga pendant les mois sous régime républicain, et de la destruction d’églises et du pillage de biens. Un témoin oculaire mentionné par l’historien anglais (qui nous met en garde quant à une éventuelle exagération) a déclaré que, dans la première semaine qui a suivi la prise de la ville, 4.000 personnes furent tuées.
Preston, dans L’Holocauste espagnol, révèle également l’ampleur de la répression.
« Au cours des sept semaines qui ont suivi la prise de Malaga, 3.401 personnes ont été jugées, dont 1.574 ont été exécutées. Pour juger un si grand nombre de personnes en si peu de temps, il fut nécessaire de déplacer une très grande équipe de juges militaires à Séville. Parmi eux se trouvait le président du dernier gouvernement franquiste, Carlos Arias Navarro (Madrid, 1908-1989), surnommé « le Petit Boucher de Malaga ». Sa dureté était liée au fait qu’il avait été fait prisonnier dans la capitale alors qu’elle était sous contrôle républicain. Les procès, qui décidaient souvent du sort de plusieurs personnes à la fois, n’offraient pas les moyens de défendre l’accusé et ne duraient souvent que quelques minutes. »
Au cours de l’été 2008, de jeunes volontaires découvrirent dans le vieux cimetière Saint-Raphaël, dans la ville andalouse, le plus grand ensemble de charniers de la guerre civile et de la période franquiste. Le travail d’archivage, avec des données mises à jour en 2016, a révélé un chiffre de 4.471 fusillés dans ce cimetière. Les corps de 2.840 d’entre eux ont été retrouvés. Dans ce cimetière, il y eut des exécutions depuis l’entrée des « nationaux » dans la ville, en février 1937, jusqu’en 1951.
Malaga aurait-elle pu être défendue ? Y a-t-il eu un abandon de fait par les autorités de Valence ? Voici ce que dit l’écrivain Arthur Koestler dans son livre Un testament espagnol.
« La ville a été trahie par ses chefs : abandonnée, livrée au couteau. Les croiseurs rebelles l’ont émiettée à coups de canon et les bateaux de la République ne sont pas venus. Les avions des rebelles y ont semé la panique et la mort, et les avions de la République ne sont pas venus. Les rebelles avaient de l’artillerie, des véhicules blindés et des chars d’assaut, et les armes et les munitions de la République ne sont pas arrivés.
Plus longtemps on attend un événement, plus son apparition finale vous surprend. Nous savions depuis des jours et des jours que Malaga était perdue. Mais nous nous étions représentés différemment sa fin. Tout se passa dans un calme hallucinant, sans bruit, sans drame. Tout doucement, on avait hissé le drapeau blanc sur l’hôtel de ville. Quand apparurent au matin les bateaux et les avions, nous attendions qu’ils tirent ; nous ne savions pas qu’il n’y avait plus d’ennemi, que nous vivions déjà sous le joug la domination du drapeau nationaliste. »
Certains, comme l’écrivain et chercheur Luis Melero, auteur du roman La Desbandá (Roca Editorial, 2008), donnent de la crédibilité à la croyance répandue parmi certains spécialistes que Largo Caballero, alors chef du gouvernement et ministre de la guerre, avait donné l’ordre de ne pas donner « une balle de plus pour Malaga ». La conviction que Malaga n’avait pas d’importance pour le gouvernement républicain, qu’elle aurait pu être défendue mais qu’il y avait un intérêt à ne pas le faire, pour différentes raisons (parmi lesquelles certains soulignent le fait qu’il s’agissait d’un « foyer anarchiste ») était également répandue parmi ceux qui s’étaient enfuis sur la route vers Almeria. C’est le cas du républicain Antonio Torres Muralna : « Malaga, il me semble qu’ils se désintéressaient d’elle (…) Beaucoup de gens à Madrid, à Valence et à Barcelone se foutaient de Malaga. Malaga aurait très bien pu être défendue. Elle est entourée de montagnes et on n’a pas tiré un seul coup de feu. Pourquoi ? J’étais milicien et je n’ai jamais pu avoir un fusil pour la défendre. »
Comme on l’a souligné au début de ce texte, parmi les navires qui bombardèrent la colonne des réfugiés sur ce qu’on appelle la « route de la mort » figurait le paquebot de croisière Baléares. Le 6 mars 1938, dans ce qui allait devenir la plus grande bataille navale de la guerre civile, le navire amiral des franquistes fut torpillé par le destroyer républicain Lepanto à la hauteur du cap Palos, au large de Carthagène. Le navire et ses quelque 800 membres d’équipage furent envoyés par le fond. Une semaine plus tard, José Tous Ferrer, propriétaire du journal Última Hora de Palma, lança une souscription populaire (en plus des collaborations obligatoires des prisonniers républicains) pour construire un monument aux marins morts dans l’attaque, dont certains étaient majorquins.
L’œuvre, dotée d’un budget de 100.000 pesetas de l’époque, fut inaugurée par Francisco Franco et les autorités fascistes le 16 mai 1947. Le monolithe et son ensemble architectural, malgré des variations enregistrées au fil du temps – comme la suppression de l’inscription « Majorque aux héros du croiseur Baleares. Gloire à la Marine nationale. Vive l’Espagne » pendant le mandat de la socialiste Aina Calvo, entre 2007 et 2011 –, est toujours debout. Malgré les demandes de démolition de l’association Memòria Històrica de Mallorca, sa défense par la droite et certaines associations de quartier a porté le litige en justice.
Le croiseur Baléares, qui fait l’objet d’un autre monument à Ondárroa (province de Guipuzcoa), a également participé au bombardement de villes côtières comme Tarragone, Castellón, Sant Feliu de Guíxols, Mataró, Dénia, Gandia, Malaga capitale et Palamós.
Francesc Tur
____________
* Le mot « desbandá » est une contraction du terme espagnol exact « desbandada » (la débandade). Cette contraction illustre l’accent ou la façon de parler typiquement andalouse, qui consiste à « manger » la fin des mots.
Précision : pour les deux extraits du livre d’Arthur Koestler Un testament espagnol j’ai opté pour la traduction française de la version parue en 1939 chez Albin Michel et reprise en livre de poche, légèrement différente de la traduction espagnole.
Source : MÁLAGA, FEBRERO DE 1937: LA DESBANDÁ
Traduction : Floréal Melgar