Le texte ci-dessous a été publié sur le site de langue espagnole « Ser histórico ». Il est signé Francesc Tur, un historien spécialiste de la seconde République et de la guerre civile, mais aussi de la période de l’entre-deux-guerres en Europe et plus généralement du premier tiers du XXe siècle.
J’ai pensé qu’il était utile de demander à Claire Auzias, à qui l’on doit de remarquables ouvrages et articles sur le sujet, son point de vue quant à une déclaration contenue dans ce texte. Il figure en bas de page.
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Les Gitans vivent en Espagne depuis six siècles, mais l’historiographie les a traditionnellement oubliés et, quand ce n’est pas le cas, elle a dû aborder, jusqu’à très récemment, la réalité de ce peuple sur la base d’une documentation qui ne donne lieu qu’à un récit peu objectif. En effet, les sources auxquelles les historiens ont dû recourir sont, dans une large mesure, des textes procéduraux et législatifs chargés de connotations négatives, rédigés par une société ignorant l’idiosyncrasie gitane.
L’une des nombreuses zones d’ombre de l’histoire des Roms porte sur leur rôle pendant la guerre civile espagnole. Presque rien n’a été dit à ce sujet, c’est presque comme s’ils avaient disparu pendant ces années-là. Il est évident que la guerre les a touchés comme le reste de la population et, bien qu’il soit très courant d’invoquer l’apolitisme des Gitans, la vérité est que certains d’entre eux ont participé activement à la guerre, dans les deux camps.
En fait, au cours de la dernière décennie, seules deux ou trois études ont tenté de découvrir comment ils ont vécu et combattu pendant cette guerre. Eusebio González Padilla, auteur de El pueblo gitano en la Guerra Civil y la Postguerra en Andalucía Oriental (ROMI, 2009), a déclaré au journal ABC : « Lorsque j’ai consulté la bibliographie pour savoir ce qui avait été fait sur ce sujet, je me suis rendu compte qu’il n’y avait absolument rien. C’était tellement original que j’ai eu du mal à le faire. »
David Martínez Sánchez, dans son article « El pueblo gitano y la guerra civil. Una historia desconocida de la contienda del 36 » (« Le peuple gitan et la guerre civile. Une histoire inconnue du conflit de 36 »), affirme que les Gitans, en tant que groupe humain, ne se sont positionnés ni en faveur ni contre l’un ou l’autre des deux camps dans ce qu’ils considéraient comme un conflit entre payos* dans lequel ils ne souhaitaient pas être impliqués. Au moment du coup d’État, ceux qui se trouvaient dans la zone rebelle ont été expulsés des communes où ils vivaient, mais aussi des collectivités dans la zone républicaine. Pourtant, dès les premiers jours du conflit, certains Gitans y ont pris une part active.
C’est le cas de Ceferino Jiménez Malla, surnommé « El Pelé », un Gitan très croyant exécuté le 9 août 1936 par des soldats républicains pour avoir défendu un prêtre de sa paroisse et ne pas avoir voulu renoncer à ses croyances religieuses et remettre aux miliciens le chapelet qu’il portait sur lui. Ceferino était une personne populaire dans sa communauté. Son activité économique était celle d’un marchand de chevaux, comme beaucoup d’autres Gitans de l’époque, et à la fin de la Première Guerre mondiale il s’était enrichi grâce à un coup de chance dans le commerce de mules appartenant à l’armée française. Il faut dire que plus qu’une icône de la cause nationale, il fut un défenseur de la tradition et de la religion, ce qui lui valut d’être béatifié par le pape Jean-Paul II en 1997. La cérémonie s’est déroulée au Vatican devant 3000 Roms. Les activistes de la cause gitane ont profité de l’occasion pour demander qu’il soit mis fin à leur marginalisation. Dans la soirée, dans la salle où le Pape tient ses audiences et où ont lieu les concerts de Noël, s’est déroulée la représentation de Un gitano de ley, un spectacle auquel ont assisté quelque 5000 personnes. L’auteur, José Heredia Maya, a crié : « Vive les bons Gitans, et Ceferino qui en était un. » Pour sa part, Enrique Jiménez Abel, directeur de la Pastorale gitane en Espagne, a déclaré qu’« au moins, il y a un gitan qui est authentiquement reconnu comme bon ». La délégation espagnole était conduite par Federico Trillo, alors président du Congrès des députés espagnols.
Une autre personne pourrait être considérée comme une victime des républicains pour ses convictions religieuses. Il s’agit d’une femme, Emilia Fernández Rodríguez. Elle fait partie des 115 noms que le diocèse d’Almería présente depuis les années 1990 comme candidats à la béatification. La guerre civile surprit Emilia à Tijola, dans la province d’Almería. Là, après l’échec du coup d’État dans la province, le conseil municipal décide de fermer l’église et décrète l’expulsion des Gitans de la ville. En 1938, elle épouse Juan Cortés, un parent à elle et d’un an son cadet, selon le rite gitan. Leur joie fut cependant de courte durée, car des miliciens pénétraient bientôt dans le village à la recherche d’hommes et interrogèrent Juan. Comme beaucoup d’autres Roms, il ne voulait pas aller au front, d’autant plus que sa femme était enceinte. Emilia prépara un liquide bleuâtre à base de plante vénéneuse des champs et en versa quelques gouttes dans ses yeux. Le piège fonctionna et Juan fut aveuglé pendant un certain temps. Cependant, les miliciens revinrent plus tard et constatèrent que le jeune homme voyait parfaitement. Il fut arrêté et elle envoyée à la prison de Gachas Colorás. Emilia y apprit qu’un juge l’avait condamnée à six ans de prison et éprouva alors un désir véhément de trouver du réconfort dans la religion. La directrice de la prison, Pilar Salmerón Martínez, informée que la jeune femme avait appris à réciter le rosaire, la fit appeler pour qu’elle dénonce sa catéchiste, en échange de quelques promesses : intercéder pour sa libération, faire sortir Juan de prison, etc.
Elle refusa et fut placée en isolement. Le 13 janvier, elle accoucha dans ces conditions et, dans la soirée, mère et fille furent emmenées à l’hôpital. Quatre jours plus tard, elles étaient renvoyées dans leur cellule, où Émilia meurt le 25 janvier. L’Église la considérera comme la première femme gitane martyre au monde.
Comme on le voit dans le cas de Ceferino comme dans celui d’Emilia, on ne peut pas parler de personnes ayant rejoint la rébellion ou manifesté des sympathies politiques de quelque nature que ce soit. Elles ont été victimes de l’arbitraire dans un contexte hostile à la religion catholique et, bien sûr, leur statut de Gitans n’a pas vraiment joué en leur faveur.
En ce qui concerne les Gitans identifiés à la cause républicaine, il convient de mentionner Helios Gómez (Séville, 1905-Barcelone, 1956), artiste et révolutionnaire qui, dans les années 1930, s’est engagé alternativement dans le communisme et l’anarchisme. Entre 1932 et 1934, il séjourne en URSS et, à son retour, publie une série de reportages écrits pour le journal catalan Rambla qu’il intitule « Deux ans chez les bolcheviks ». À Barcelone, il vit les élections qui donnent la victoire au Front populaire et, plus tard, le soulèvement militaire contre la République. Il s’engage alors dans la lutte armée sans abandonner la bataille de la propagande graphique. « Le pistolet à la ceinture pour se battre et le crayon à la main », disait-il. Les photographies de Centelles le montrent sur les barricades urbaines, mais il voit aussi le front en tant que commissaire politique : Baléares, Guadarrama, Andújar et Madrid. Helios Gómez a accordé une interview à l’hebdomadaire Crónica le 18 octobre 1936, dans laquelle, sous le surtitre « Un grand artiste révolutionnaire : Helios Gómez » (en petits caractères), le titre du reportage était : « Les Gitans dans la guerre civile ». Il s’agissait d’une initiative journalistique exceptionnelle qui a transformé de façon éphémère en protagonistes de la vie de l’État ceux qui n’avaient jamais été considérés comme des citoyens de fait et à part entière. Gómez y appelle les Espagnols à reconnaître les capacités du peuple gitan et à cesser de les considérer suivant des stéréotypes où se mêlent « le pittoresque, la fourberie et des traditions d’opérette ». Le gitan n’est pas paresseux, n’est pas fêtard par nature et est apte, comme tout le monde, « au travail, à l’art et aux conceptions idéologiques ».
Dans le même entretien, Gómez affirme que les Gitans sont une partie active du peuple espagnol qui risque sa vie et son avenir dans la guerre civile et dénonce la marginalisation historique dont ils ont souffert en Espagne. Et il considère tout cela comme un cliché typique des pays politiquement arriérés, qui contraste avec la situation dans les pays plus avancés comme l’URSS. « L’une de mes plus grandes émotions en Russie a été de constater que les Gitans ont été pleinement intégrés dans la vie sociale. Dans la grande République des soviets, les Gitans ont le même statut social que les autres. Ils travaillent dans toutes les industries ; ils ont formé des kolkhozes agricoles qui, organisés et dirigés par des Gitans, donnent un rendement magnifique. Des experts dans le commerce du bétail le contrôlent et le promeuvent dans plusieurs républiques. Dans le Caucase, ils élèvent des chevaux pour les besoins de la célèbre cavalerie rouge. À Moscou se trouve le théâtre Tzigane, exclusivement réservé aux Gitans, et c’est de cette race que proviennent aujourd’hui de nombreux artistes de premier plan du théâtre de l’opéra. En Russie, le Gitan, considéré comme un individu d’une race aussi apte que les autres aux activités sociales, a un statut politique et social égal à celui de tous les autres. C’est ce qu’il faut obtenir en Espagne. » [Voir note de bas de page de Claire Auzias.]
Enfin, Helios Gómez souligne le rôle joué par les Roms sur différentes scènes du combat antifasciste.
« A Séville, les Gitans de La Cava, Pagés del Corro et Puerto Cameronero ont lutté désespérément pendant dix jours contre Queipo de Llano. A Barcelone, les Gitans de Sans (sic), le quartier le plus prolétaire, ont été les premiers à se mobiliser et […] ont barré la route aux forces de la caserne Pedralbes sur la place d’Espagne. Puis j’ai vu les Gitans se battre en héros sur le front d’Aragon, à Bujaraloz et à Pina. Les Gitans sont arrivés avec la colonne Bayo à Majorque et ont débarqué à Puerto Cristo, et là, dans une centurie du Parti socialiste unifié de Catalogne, il y avait des Gitans qui se battaient comme des lions sur un parapet appelé le « parapet de la mort ». Et en ce moment même, dans une colonne de cavalerie qui est en train de se former, les premiers à s’engager sont des Gitans. Je vous dis que cette guerre civile, qui va mettre en lumière tant de choses magnifiques, doit aussi amener en Espagne la revalorisation des Gitans, leur pleine intégration dans la vie civile. »
Dans les premiers mois de la guerre, Helios Gómez était membre du Parti communiste espagnol et en était même un membre important, car il faisait le lien entre le Syndicat des dessinateurs professionnels et le parti, mais un événement sur le front andalou, à Andújar, allait tout changer. Selon David Martínez Sánchez dans Historia del pueblo gitano en España (« Histoire du peuple gitan en Espagne ») (Catarata, 2018), il a commis un acte très grave : tuer un capitaine de sa propre armée. Auparavant, il avait déjà eu des problèmes avec ses subordonnés sur le front de Madrid, ordonnant des opérations que personne n’autorisait et punissant ceux qui désobéissaient. C’est la raison pour laquelle son expulsion de l’organisation fut rendue publique dans divers organes de presse du Parti communiste. En 1938, il intègre les rangs anarchistes en tant que milicien chargé de la culture dans la 26e division de Durruti, avec laquelle il passera en France en 1939.
L’anarchisme fut, de fait, l’idéal qui attira le plus les Gitans. C’est le cas d’un autre d’entre eux, Mariano Rodríguez Vázquez, surnommé Marianet, qui devint même secrétaire général de la CNT, un jeune Gitan qui s’imprégna de l’idéologie anarchiste lors de son séjour en prison, où il prit connaissance des œuvres des libertaires Sánchez Rosa, Elisée Reclus et Jean Grave. Accusé par certains de ses camarades de se laisser séduire par les idées communistes et de trahir la révolution anarchiste, Marianet fut une personne qui, arrachée à sa culture, avait grandi dans un orphelinat et flirté avec la délinquance jusqu’à ce qu’il devienne un membre actif de la cause anarchiste. Il s’exila en France, où il mourut en juin 1939 dans des circonstances peu claires, bien que la version officielle affirme qu’il s’est accidentellement noyé dans la Marne.
Marianet, en juillet 1936 à Barcelone, adopta des positions de compromis, essayant d’unir les groupements antifascistes avant d’arriver à la révolution sociale. Dans le débat sur la priorité entre gagner la guerre ou faire la révolution sociale, il opta pour la première option. Quelques mois plus tard, en 1937, et grâce à l’expérience acquise à l’école des militants libertaires, Manuel Buenacasa rédigeait le Manuel du militant, approuvé par Marianet, alors secrétaire général de la CNT. Ce manuel était destiné à apprendre au militant quelles étaient ses obligations et à le rendre cohérent avec les principes et la conduite morale de l’organisation, qu’il était obligé de servir, ainsi qu’à mettre l’accent sur l’analphabétisme qui empêchait le « militantisme conscient ». Il fut sévèrement critiqué par d’autres auteurs anarchistes qui y voyaient une contradiction avec l’esprit libertaire et une perversion de l’idéal au profit du bolchevisme. Marianet connut des moments difficiles en 1938, lorsque les fascistes occupèrent l’Aragon et atteignirent Vinaroz, divisant la zone républicaine en deux. L’année suivante, en 1939, il s’exila en France. C’est grâce à lui que les archives de la CNT ont pu être conservées. Le contrat les concernant a été signé le 11 mai 1939 par lui à titre personnel afin d’éviter d’éventuelles réclamations de la part du régime franquiste. Il s’agissait de 21 caisses contenant 106 paquets qui ont été envoyés en Angleterre le jour même.
Mariano Rodríguez a toutefois été questionné sur sa façon de procéder, qu’il a défendue par ces mots : « En Catalogne, le 20 au soir, l’organisation confédérale s’est réunie en Plénum régional des fédérations locales et cantonales. Elle ne s’est pas laissé impressionner par l’ambiance et ne s’est pas enivrée de la victoire rapide et éclatante qu’elle venait de remporter. Dans les rues de Barcelone, il n’y avait que la CNT-FAI. Toutes les voitures étaient marquées de ces lettres. Le peuple inscrivit ces glorieuses initiales sur les murs, en guise de lauriers aux héros. Sur les hauteurs, le drapeau rouge et noir flottait. Dans les quartiers, notre militance était le maître absolu. Les klaxons répétaient les trois coups, « CNT-CNT-CNT-CNT », comme un cri de guerre. Le peuple avait vu les anarchistes se battre en première ligne. Il avait vu les figures de l’anarchisme dirigeant les batailles, se démultiplier partout, exposant leurs poitrines aux balles ennemies, tandis que leurs fusils, leurs mitrailleuses crachaient des grêlons de feu sur l’ennemi. Ascaso, García Oliver, Durruti… ils étaient l’âme du combat de Barcelone. Le peuple les acclamait. »
Et il saluait la responsabilité et la capacité de retenue dont, selon lui, les anarchistes avaient fait preuve lorsque, après le 19 juillet, ils prirent le contrôle des rues en Catalogne, tout en doutant que d’autres organisations antifascistes eussent agi de la même manière.
« Le sauf-conduit qui donnait libre passage était de la CNT et au milieu de cette domination absolue de la situation, la militance examinait la situation et s’exclamait : « Conquérir les positions occupées par le fascisme ! », « Il n’y a pas de communisme libertaire ! », « D’abord battre l’ennemi où qu’il se trouve ! ». Et il a décidé : « Qu’il y ait une organisation regroupant tous les antifascistes ». Et le Comité des milices antifascistes de Catalogne a vu le jour, avec des représentants de la CNT, de la FAI, d’Esquerra, du PSUC, de l’UGT, du POUM, d’Acció Catalana et des Rabassaires. Ce fut la première note de responsabilité collective. Nous étions maîtres de la rue, de la situation et nous avons fait avec. Et nous avons respecté les autres. A notre place, avec nos possibilités, les autres secteurs antifascistes auraient-ils fait la même chose ? L’histoire contient la réponse dans le comportement ultérieur de chacun : non. Seul l’anarchisme noble, responsable et sensé était capable de traiter en égaux ceux qu’il pouvait éliminer, ceux qui étaient de moindre importance. »
Federica Montseny a fait partie de ceux qui ont eu des divergences avec Marianet, mais malgré tout, dans un article publié dans la revue CENIT, « Sociología, ciencia y literatura », en 2016, elle évoque sa figure : « Lors d’une étape, nous nous sommes rencontrés, non pas côte à côte, mais face à face. Nous étions séparés par une différence fondamentale d’appréciation sur la manière de mener la lutte, sur la ligne suivie par l’organisation. Mais si je me suis trouvée face à Marianet à un moment où je le jugeais mal inspiré, dépassé par les événements, entraîné dans une action suicidaire et entraînant toute l’organisation avec lui, je n’ai jamais douté de sa bonne foi et de sa loyauté, même dans l’erreur (…).
En tant que militant, c’était un homme totalement et absolument dévoué à l’organisation, sans domicile, sans vie privée, esclave de ses devoirs, toujours à son poste, faisant face à toutes les situations, seul ou accompagné. Des défauts, qui n’en a pas ? Des erreurs, qui n’en a pas commis ? Et il ne peut en être tenu pour seul responsable, car cette responsabilité doit être partagée par nous tous (…). Mais j’ai vu Marianet, comme j’ai vu plus tard d’autres compagnons occupant les mêmes postes dans l’organisation, obligé d’assumer certaines attitudes et responsabilités face au silence et à l’inhibition totale de ceux qui étaient à ses côtés dans la gestion. Silence ou inhibition nés de l’incapacité ou de la peur. »
Un nom moins connu est celui de José Palma León, « ce Gitan qui s’est rendu à l’Olympiade de Barcelone et qui est resté dans les tranchées », titrait La Voz le 17 octobre 1937. Et d’ajouter : « Sur les routes de la sierra, il allait et venait avec son fusil, animant les lieux de repos de ses camarades ou défendant les positions loyalistes par des tirs précis et furieux. Dès lors, il était toujours en première ligne dans les tranchées, aux endroits les plus dangereux. Nous venons d’apprendre sa mort sur une ligne de front près de Madrid. S’il pouvait parler, il dirait, en bon fataliste, qu’il a toujours eu l’empreinte de cette mort écrite sur la paume de sa main. Le Gitan, par les voies du monde. Là où ses pieds le mènent. Ses pieds l’ont emmené à la recherche de la meilleure mort. La mort pour défendre la liberté de ses frères. »
Les cas d’Helios Gómez, de Marianet ou de José Palma ne doivent cependant pas faire oublier que les Gitans ont également été répudiés par certains secteurs de la gauche, dont certains militants parmi les plus anciens proposaient de les expulser « parce qu’ils étaient trop jeunes et trop famille », comme ce fut le cas dans la collectivité paysanne Adelante de Lérida. C’est ce que raconte Dolores Fernández, présidente de l’association des femmes roms ROMI et auteur, avec Eusebio González Padilla, de El Pueblo Gitano en la Guerra Civil y la Posguerra (« Le peuple gitan durant la guerre civile et la postguerre ») et Mujeres gitanas represaliadas en Granada durante la guerra civil y la posguerra (1936-1950) (« Femmes gitanes réprimées à Grenade durant la guerre civile et la postguerre »), (ROMI, 2010).
D’autre part, de nombreux Roms considéraient que le conflit ne les concernait pas, qu’il s’agissait d’une guerre entre payos dans laquelle ils n’avaient rien à gagner. En fait, leur apparente invisibilité au cours de ces années était aussi une conséquence, comme l’a dit Mundo Gráfico en octobre 1936, du fait qu’ils se considéraient comme des « ennemis des documents officiels ». Ils n’enregistraient pas leurs enfants sur les registres d’état-civil ou donnaient aux garçons des prénoms féminins pour qu’ils ne soient pas obligés d’effectuer le service militaire. C’est pourquoi de nombreux Roms s’appellent Trinidad ou Consuelo, selon Eusebio González Padilla, auteur de El pueblo gitano en la Guerra Civil y la Posguerra en Andalucía Oriental (« Le peuple gitan durant la guerre civile et la postguerre en Andalousie orientale ») (ROMI, 2009). Dans cette invisibilité volontaire, le peuple gitan se caractérisait par un fort sentiment apatride, « supérieur à celui de la plupart des anarchistes », un rejet des politiques imposées par l’État et un sens aigu de communauté solidaire, « supérieur à celui de nombreux communistes », affirme l’historien David Martín, qui n’oublie pas l’énorme foi catholique de ce groupe, supérieure même à celle dont se glorifiait le camp rebelle.
Quant à la situation juridique des Roms, il convient de noter que la loi sur les vagabonds et les voleurs, publiée au Journal officiel de Madrid le 5 août 1933, fut adoptée dès le début de la République. L’article 2 de cette loi visait les souteneurs et les proxénètes, les mendiants professionnels et, comme le stipule le point 8 de l’article susmentionné, ceux qui, à la demande légitime des autorités et de leurs agents, « dissimulent leur vrai nom, maquillent leur identité ou falsifient leur adresse, et ceux qui utilisent ou possèdent de faux documents d’identité ou dissimulent les vrais ». Ce point sera utilisé par la Garde civile contre les Gitans, dont beaucoup n’avaient aucun papier et se déplaçaient constamment d’un endroit à l’autre, sans adresse fixe.
Pendant la guerre, certains aspects sont venus aggraver la discrimination et le manque de protection des Roms dans la zone de guerre nationaliste. En 1937, un projet de loi est élaboré, dont l’article 2 prévoit « la peine de réclusion maximale pour ceux qui épousent des individus de race inférieure ». Si l’on tient compte du fait qu’à l’époque le seul groupe ethnique différencié était celui des Gitans (à l’exception du protectorat du Maroc, de Ceuta et de Melilla), il est clair que cet article faisait implicitement référence aux Gitans.
Une fois la guerre terminée, une ordonnance du 14 mai 1942 établissait dans le règlement de ce corps de police militaire que la Garde civile devait se livrer à un suivi des membres de ce groupe ethnique. Ainsi le stipulent les articles 4, 5 et 6, qui ne seront abrogés qu’en juillet 1978 :
Article 4 – Les Gitans seront scrupuleusement surveillés, en prenant soin de vérifier les documents qu’ils peuvent posséder, leurs signes particuliers, en observant leurs vêtements, en s’assurant de leur mode de vie et de tout ce qui permet de se faire une idée exacte de leurs déplacements et de leurs occupations, de leur destination et du but de leurs voyages.
Article 5 – Cette catégorie de personnes n’ayant généralement pas de domicile fixe et se déplaçant fréquemment d’un endroit à un autre où elles sont inconnues, il convient de prendre auprès d’elles toutes les informations nécessaires pour les empêcher de commettre des vols de chevaux ou de toute autre nature.
Article 6 : Il est demandé que les Gitans et les maquignons soient tenus de porter, outre leur documentation personnelle, la patente du Trésor les autorisant à exercer leur métier de marchand de chevaux. Pour chaque monture, ils devront avoir un carnet indiquant la race, l’origine, l’âge, le ferrage et autres détails, qui doit être remis à l’acheteur. Les notes portées sur ce document relatives aux échanges et aux ventes doivent être autorisées par les maires des villes ou par un inspecteur de l’ordre public dans les villes-capitales, et, pour le bétail muletier, par les vétérinaires municipaux. Les personnes qui ne sont pas en possession de ces documents ou qui ne sont pas en règle seront arrêtées par la Garde civile et mises à la disposition de l’autorité compétente comme contrevenants à la loi.
De plus, des criminologues du franquisme comme Valentín Guerra et le Dr Echaleco y Canino furent des admirateurs des théories nazies sur la criminologie biologique. Ce dernier s’est même rendu en Allemagne en 1943 pour s’informer des méthodes de l’Institut de biologie criminelle. Lesdits criminologues, sur la base des théories national-socialistes, considéraient les Roms comme des « voleurs naturels » et l’individu rom comme « naturellement criminel » en raison de sa « race ». Un autre criminologue positiviste, Rafael Salillas, a qualifié les Roms de « race de criminels », non seulement en raison de leur sang, mais aussi de leur mode de vie et de leur nomadisme.
Quelques années auparavant, un décret du 26 octobre 1939, publié au Bulletin officiel du 3 novembre de la même année, établissait « l’illégalité de la vente de produits à des prix supérieurs au tarif en vigueur ». Cependant, de nombreux Roms, surtout des femmes, prirent le risque. C’est le cas de María González Campos, dite la Faruta, née en 1873, veuve, vendeuse de légumes et originaire de Montefrío, qui fut accusée par le maire de cette ville de la province de Grenade de vendre du chocolat à 34 pesetas la livre, alors que, selon les constatations, elle coûtait 4 ou 5 pesetas au tarif normal. Malgré le manque évident de ressources de cette femme, un tribunal militaire jugea son cas en cour martiale le 18 août 1941. La Faruta fut arrêtée le 29 octobre 1943 et ne sera libérée que le 30 décembre de la même année. Trois mois de prison et une amende qui l’empêchèrent de poursuivre son activité de survie.
En novembre 1939, sous prétexte de lutter contre le typhus exanthématique, probablement transmis par les troupes d’Afrique du Nord, les Gitans firent l’objet de rafles et furent internés dans des centres ne disposant pas des conditions minimales d’hébergement et de soins. De cette façon, le régime indiquait clairement qu’il voulait éliminer de la circulation ceux qu’il considérait comme des éléments sociaux nuisibles, politiquement et moralement pervertis, parce qu’ils représentaient « un danger de contagion pour tous ».
La présomption de culpabilité fondée sur des préjugés anti-Roms était de mise et apparaît fréquemment dans les rapports de la Phalange, des maires, de la Garde civile et de nombreux témoins, ainsi que dans les commentaires et appréciations des tribunaux eux-mêmes. Ainsi, le 27 juin 1944, José Hernández Castellón, un Gitan originaire de Turre et résidant à Bédar, deux villes de la province d’Almería, a été fusillé, le maire ayant déclaré dans son rapport que « face au glorieux Mouvement national il avait eu un comportement suspect en tant que Gitan et vagabond ».
Il convient d’insister par ailleurs sur les persécutions subies par les femmes gitanes. Certaines d’entre elles ont en effet vécu une triple répression : en tant que femmes, en tant que Gitanes et en tant que républicaines. À cet égard, le livre Mujeres gitanas represaliadas en la provincia de Granada durante la guerra civil y la posguerra (1936-1950) d’Eusebio Rodríguez Padilla et Dolores Fernández Fernández (ROMI, 2010), mentionné plus haut, est très intéressant. Les auteurs y expliquent qu’il suffisait d’une plainte d’une quelconque autorité favorable au régime ou même d’un habitant pour qu’elles soient immédiatement arrêtées et, dans de nombreux cas, battues. Elles étaient accusées de tout ce qui s’était passé jusqu’à leur arrivée sur les lieux. Rodríguez Padilla dresse le portrait de plusieurs d’entre elles et affirme qu’elles n’ont jamais été traitées comme des prisonnières politiques mais comme des délinquantes. Il n’existe aucune estimation du nombre de ces femmes gitanes réprimées car, selon l’historien andalou, « il faut garder à l’esprit que ce travail de recherche [il fait évidemment référence au sien] est un rara avis dans l’historiographie espagnole ».
Le chercheur rapporte quelques cas illustrant particulièrement l’absence de défense dans laquelle vivaient les femmes roms et de l’arbitraire absolu dont elles étaient victimes. Trinidad Bustamante Carmona, dite la Bigotúa, et María Fernández Santiago, dite Mercedillas, ont été accusées de faux témoignage par une enfant mineure de 11 ans qui dénonça l’aide supposée que ces femmes auraient apportée à plusieurs miliciens cachés à Grenade. Rodrígez Padilla souligne : « À de nombreuses reprises, le témoignage facilement manipulable d’un mineur a été utilisé pour porter accusation contre certaines personnes. Ce fut le cas à Delfontes (province de Grenade), peu après la fin de la guerre, où une mineure, Trinidad Merino Recio, a été utilisée pour porter plainte contre la Bigotúa et Mercedillas. Elles furent arrêtées le 28 juillet 1939 et incarcérées dans la prison provinciale de Grenade. »
Un autre cas relaté par le spécialiste d’Almería est celui d’Encarnación Montoya Moreno, connue à Baza (province de Grenade) sous le nom de la Tortera. Une querelle de voisinage avec des gens de droite lui a valu une condamnation à huit ans de prison, dont elle n’a finalement purgé que trois ans. Le 18 juillet 1939, cette femme fut dénoncée par Antonio Fores Carnicer et son épouse, deux habitants favorables au nouveau régime. La plainte indiquait que leur voisine, Encarnación Montoya Moreno, avait saccagé leur maison avec plusieurs autres femmes. Quelques heures plus tard, la Tortera était envoyée à la prison provinciale de Grenade pour cet incident et une autre présumée agression commise « sous le régime rouge ». Elle ne sera libérée qu’en 1941. Le rapport militaire indique qu’Encarnación possédait des « instincts criminels ». En réalité, selon Rodríguez Padilla, « cette femme a été condamnée non pas pour un délit, mais pour avoir souffert d’une dépendance à l’alcool, une maladie qui rendait son comportement impulsif ».
Rodríguez Padilla affirme que dans la documentation officielle trouvée sur les femmes gitanes passées dans les cours martiales, elles sont le plus souvent définies par leur travail. Car les femmes roms, en plus de s’occuper de leur famille élargie, devaient exercer d’autres activités. Le régime franquiste les qualifiait de vannières, de lavandières, de cuisinières, de femmes de ménage ou de vendeuses de tissus ambulantes. Parfois, elles devaient marcher toute la journée de ferme en ferme pour réaliser une vente. D’autres fois, lorsque la situation l’exigeait, elles demandaient l’aumône, glanaient, récoltaient et cueillaient les fruits des oliviers.
Le témoignage de Santiago Bustamante sur les expériences des femmes gitanes à Cuenca est particulièrement révélateur : « Avec la guerre… ou sans la guerre, la Garde civile leur disait : vous, les femmes gitanes, vous aimez les cheveux longs. Alors il y avait une cousine qui était enceinte, qu’ils ont laissée là, après lui avoir coupé les cheveux, et aussi ma belle-sœur, la Maria… beaucoup d’autres… ils jetaient les cheveux coupés sur elles et ils les envoyaient nettoyer les toilettes. » Certes, l’expérience de la coupe ou du rasage des cheveux était une pratique courante des fascistes envers les femmes républicaines, mais dans le cas des femmes roms, la valeur symbolique de leurs cheveux était énorme pour elles.
Un cas encore plus dramatique est celui de María de la Salud Paz Lozano Hernández, connue sous le nom de « la Gitana ». Elle a été incarcérée à la prison madrilène de Ventas, le 1er décembre 1939, avec un bébé de cinq mois nommé Florentino Salcedo Abascal, comme son père. Le mardi 16 janvier 1940, à 11 heures du soir, selon le certificat médical délivré par le médecin de la prison, l’enfant est décédé d’une bronchopneumonie. Son père, qui avait été arrêté et incarcéré à la prison de Santa Rita le 1er décembre 1939, comme Maria, a été fusillé au cimetière de l’Est le lendemain de la mort du bébé, mercredi 17. Quelques heures plus tard, à l’aube du 18, la jeune libertaire connue sous le nom de « la Gitana » quittait la prison pour ne plus jamais y revenir. Voici le témoignage de Josefina Amalia Villa qui ouvre le deuxième volume, intitulé Cárcel de mujeres (« Prison de femmes »), du livre Testimonios de mujeres en las cárceles franquistas (« Témoignages de femmes dans les prisons franquistes ») de Tomasa Cuevas Gutiérrez (Huesca, Instituto de Estudios Altoaragoneses, 2004, première édition en 1985) : « Elles faisaient partie du dossier anarchiste, elle et une femme incarcérée alors qu’elle était enceinte – et c’est grâce à cela qu’elle eut la vie sauve – et leurs maris ont tous deux été fusillés. La pauvre Gitane avait un petit garçon avec elle. L’enfant tomba malade et mourut : cet après-midi-là, la femme était restée à côté du petit corps comme si elle était morte elle aussi. Le soir, l’ordre d’exécution est arrivé. On demanda, et on obtint, de la laisser vivre cette nuit-là, juste une nuit de plus à côté du corps de son fils mort ! Lorsqu’on est venu la chercher vingt-quatre heures plus tard, elle était déjà comme morte, sans volonté, sans vie. »
Il faut cependant reconnaître que, parfois, l’excès de zèle provoqué par les préjugés anti-Gitans se révélaient contreproductifs. Ce fut le cas pour José Cortés Fernández, arrêté à Grenade après avoir été accusé par le curé de Villanueva de Mesía d’avoir participé « à l’assaut et à la destruction » de son église. Le responsable de la Phalange de ce village, rendant compte de sa conduite, déclara qu’« elle n’était rien de plus que normale. Filiation socialiste, enfant très paresseux n’aimant pas beaucoup le travail, comme un bon Gitan », partisan de la cause marxiste sous l’influence de « son géniteur ». Le maire, quant à lui, fit un rapport dans les mêmes termes, ajoutant qu’il s’était rendu « en zone rouge le 28 août 1936, avec l’illusion de ne rien faire ». En l’absence de preuves à charge, le tribunal dut prononcer un non-lieu.
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* Payos : ce terme désigne, chez les Gitans, tous ceux qui ne le sont pas.
Note de Claire Auzias : « Pour ce qui est des Roms en URSS, je confirme : c’est un catéchisme, bien sûr, mais c’est partiellement vrai. Le théâtre rom existe toujours de nos jours (je crois) à Moscou. En tout cas, il existait après la chute de l’URSS dans les années 1990-2000.
C’est tout le problème des Roms/Gitans en système communiste : oui, ils ont eu des droits ; oui, ils ont formé (on leur a ordonné de former) des kolkhozes, nombreux, dans tout le pays, mais surtout autour de Leningrad, et sauf erreur dans le Caucase. Plein de kolkhozes où ils vivaient une vie rurale agricole ordinaire, élevage de chevaux en effet, et où ils étaient citoyens de plein droit. Il y a eu une grammaire et linguistique romani russe avec langue romani russifiée (comme pour toutes les minorités de l’URSS).
Mais – et c’est toute la critique sociale du système soviétique – il y a quand même eu reproduction des stéréotypes et des inégalités, voire discriminations, modèle soviétique. Si bien que malgré ces mesures d’égalitarisme soviétique, les Roms sont restés, en dépit de tout, des marginalisés et des réprouvés. Cette étude de la discrimination spécifique façon soviétique n’a jamais été faite à ma connaissance.
Lors de la guerre germano-soviétique, les kolkhozes roms ont été particulièrement anéantis par les nazis, on a les chiffres et les comptes rendus de l’administration soviétique.
Helios Gómez s’est fait balader, certes, mais pas tant que ça : ces choses ont eu lieu, très imparfaites, mais n’existent plus actuellement, en revanche, à ma connaissance. »
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Traduction : Floréal Melgar.
Lien d’origine : https://serhistorico.net/2019/10/13/los-gitanos-durante-la-guerra-civil-espanola/
Bonsoir Floréal. Donc j’ai relu l’article ; alors merci à toi pour ce travail, car j’ai appris plein de choses, et je connaissais ces titres de livres parus récemment en espagnol sur les Gitans, et je ne les avais pas lus. J’espérais que quelqu’un le ferait et nous les présenterait, c’est fait, tu l’as fait. Félicitations aussi à l’auteur de l’article, que je ne connais pas. Pour ce qui est de Pelé, je me souviens de sa béatification par le Vatican. On disait qu’en fait il était un mouchard et qu’il avait dénoncé un homme « rouge » qui avait été tué, donc c’était un indic, en fait. Pour Marianet, j’avais entendu dire qu’il était gitan, mais vu l’importance de son poste à la CNT, je ne le croyais pas, alors eh bien si ! Et pour ce qui est du livre sur les femmes gitanes, c’est très intéressant. Encore merci à toi, je vais recommander ton article autour de moi. Je t’embrasse. Claire.