Ce texte de Gaston Leval, dont j’ai supprimé, pour des raisons de longueur et d’inactualité, une très courte partie où l’auteur évoque la condition ouvrière et populaire dans la France de 1960, est paru dans la revue « Défense de l’homme » (n°137) de mars 1960.
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La pratique du socialisme libertaire n’est pas faite que d’organisation économique. Nous avons, à plusieurs reprises, parlé d’éthique et il faudrait y revenir, puisque l’éthique se rapporte au comportement de l’homme qui, s’il est en contradiction avec les principes par lui proclamés, ne peut conduire qu’à des résultats opposés à ces principes. Pour maintenant, nous ne voulons pas aborder ce problème du point de vue individuel, ce qui nous conduirait beaucoup trop loin, mais du point de vue collectif, action historique et mouvement. Et nous voulons le faire plus précisément en ce qui concerne la révolution violente à laquelle de nombreux libertaires demeurent attachés.
Nous avons exposé qu’il n’est plus possible de penser qu’une telle révolution puisse jamais triompher. Nous en avons appelé à l’histoire où l’on n’assiste, en tout et pour tout, qu’à deux triomphes de révolution sociale : celui de ce qui, à distance et étant donné la précision très relative des documents, peut sembler du peuple égyptien, mais n’eut, environ deux mille ans avant l’ère chrétienne, d’autres conséquences que le remplacement des privilégiés par de nouveaux privilégiés sortis du peuple – et non pas la suppression des privilèges ; et celui de la révolution russe, qui fut possible par l’immense étendue du pays, dans lequel les armées appelées « blanches » (tous ceux qui les composaient n’étaient pas des réactionnaires) ne purent triompher par l’énormité des distances à parcourir. S’il n’y avait eu que deux cents ou trois cents kilomètres, comme ce qui sépare la frontière belge ou allemande de Paris, la révolution bolchevique aurait été écrasée. Et même ainsi, Lénine reconnaissait que si les puissances alliées avaient envoyé 400 000 hommes bien armés elles devaient triompher.
Mais je veux me placer en dehors de ces considérations, qu’on ne peut pourtant pas oublier quand on sait que la guerre d’Espagne a coûté 1 200 000 vies humaines, pour aboutir à la victoire de Franco. Il est d’autres aspects du problème que nous avons le devoir de poser.
Quand Bakounine prêchait la révolution sociale armée, au triomphe de laquelle il ne croyait plus au soir de sa vie, ou quand, à la fin du XIXe siècle ou au début du XXe, les anarchistes et les syndicalistes révolutionnaires prêchaient la révolution sociale entrevue comme le triomphe de la barricade sur le gouvernement, la masse ouvrière et paysanne, l’ensemble des salariés et des « esclaves des champs » constituait la grande majorité de la population. Une révolution sociale supposait donc le triomphe de la grande, sinon de l’énorme majorité sur une infime minorité d’exploiteurs et de possédants. Elle se justifiait moralement, aussi, au nom de cette situation sociale. Elle se justifie toujours, à condition que la majorité de la masse pauvre et exploitée soit d’accord, et qu’en agissant révolutionnairement on interprète ses désirs et ses sentiments.
Mais il n’a jamais été prouvé que cela fut ainsi. Au contraire, il est arrivé, il arrive souvent que c’est parmi les masses les plus pauvres et les plus misérables qu’on trouve les ennemis de la révolution. Le seul espoir que l’auteur de ces lignes a exprimé à plusieurs reprises au long de sa vie est que la majorité soit entraînée dans la période de bouleversements sous l’influence de circonstances favorables. Sinon, il ne restait que l’hypothèse d’une révolution faite par une minorité.
Cette hypothèse a été érigée en théorie consolatrice à mesure que les faits prouvaient la difficulté de capter la plus grande partie du prolétariat, des employés chaque jour plus nombreux, des paysans pauvres, du peuple, au sens large du mot. On en est arrivé à penser que nous devions être fatalement minorité, même infime, avant la révolution, et cela a servi d’encouragement devant l’amenuisement continuel des adhérents ou des participants à cette entreprise. Puis on en est aussi arrivé à la conception de la révolution minoritaire. « Toujours les révolutionnaires ont été l’œuvre des minorités », ont déclaré et déclarent encore ceux qui en sont restés aux conceptions traditionnelles. Et je me souviens d’un camarade qui, interviewé par un journaliste de Combat, déclarait que dans certaines industries il suffisait qu’une poignée de travailleurs placés dans une étape clé de la chaîne du travail le veuille pour que tout s’arrête.
Cela est très possible, et les communistes, maîtres dans l’art de prendre en main certains leviers de commande, nous en donnent la preuve tant sur le terrain politique national et international que dans la vie des syndicats. Mais quiconque réfléchit tant soit peu comprend que le problème n’est pas tant d’arrêter la production que de la prendre en main et de l’organiser d’une façon nouvelle, et que pour cela il faut avoir avec soi la majorité des travailleurs qui, du point de vue libertaire, doit adhérer volontairement.
Le problème de la majorité et de la minorité ne peut être éludé par qui ne veut pas faire une révolution dictatoriale. L’évolution des classes sociales, le développement de la production, l’augmentation de la productivité et des biens de consommation ont modifié profondément, dans les nations capitalistes, excepté celles qui sont naturellement handicapées par la pauvreté du sol et le manque de matières premières, la structure des classes sociales.
(…) La partie du peuple qui vit assez mal pour vouloir faire une révolution par esprit de classe est minoritaire. La partie du peuple qui, par sa situation sociale misérable, serait disposée à faire une révolution au sens où on l’entend classiquement, ne représente que dix, quinze ou vingt pour cent dans un pays comme la France. Et quelle partie ? Justement, en général, la plus inculte, la moins préparée pour se charger avec quelque chance de succès d’une tâche aussi formidable que la révolution sociale.
D’autre part, une révolution minoritaire est-elle possible sans dictature ? Car que fera cette minorité, même en admettant qu’elle arrive à vaincre, si la majorité ne veut pas la suivre ? Il lui faudra imposer par la force l’acceptation du changement de régime auquel elle se sera attelée. Mais pour l’imposer par la force, il lui faudra un appareil autoritaire. Alors, que deviendront les principes libertaires ?
Je me suis, depuis longtemps, posé ces problèmes : une révolution orientée par des libertaires laisserait-elle aux secteurs politiques et sociaux en désaccord, et qui n’auraient pas disparu, le droit d’exprimer leur pensée, leurs critiques contre les erreurs, les fautes, des nouveaux organisateurs ? Le laisserait-elle même aux libertaires qui conserveraient leur indépendance ? Si nous pensons que généralement ceux qui adhèrent à la révolution violente sont ceux qui sont violents, et par conséquents intolérants par tempérament, il est permis d’en douter. J’ai là-dessus assez d’expérience pour le craindre. Mais alors, que deviendrait la liberté ? Si elle ne consiste pas, comme disait Rosa Luxembourg, à laisser ceux qui ne pensent pas comme nous exprimer leur pensée, nous tombons dans la dictature. Dans quelle mesure donnerions-nous aux autres la liberté que nous réclamons d’eux ?
Admettons que cette dictature ne prenne pas, ce qui serait miraculeux, un caractère institutionnel. Elle n’en serait pas moins un fait. La révolution espagnole, qu’on n’a pas encore analysé comme il le faudrait, nous offre à ce sujet un exemple qu’il convient de méditer. Ce que ja vais écrire pourra indigner certains de mes camarades, mais il faut que cela soit dit. En 1936, aux élections du mois d’avril, les droites espagnoles, conservatrices, fascistes et fascisantes, réunirent 4 200 000 voix ; les gauches, 4 500 000. Parmi ces dernières, on pouvait compter de 1 000 000 à 1 500 000 voix des membres de la CNT et de ses sympathisants libertaires (la CNT comptait alors un million d’adhérents). Cela sur près de 9 millions de voix, sans compter les abstentions dont je n’ai pas le nombre ici, rendait notre mouvement absolument minoritaire. Une révolution sociale n’aurait pas entraîné avec elle les 4 200 000 voix réactionnaires, parmi lesquelles l’élément populaire, royaliste, catholique, républicain de droite ne manquait pas. C’est du reste ce qui explique que Franco ait eu avec lui de nombreux combattants espagnols. Ajoutons les républicains de gauche, ouvriers et paysans, régionalistes catalanistes et basques qui n’ont pas marché dans les collectivisations. Nous étions donc à un contre huit, en ne prenant que les personnes en âge de voter.
De toute façon, nous aurions donc été acculés à la dictature, et je doute beaucoup que nos camarades aient laissé se publier des journaux monarchistes, républicains, socialistes, autonomistes bourgeois – même de bourgeoisie pauvre – et se tenir des réunions de protestation comme nous en tenons, en exigeant que le droit nous en soit donné dans les périodes de répression.
On me dira que le cas n’est pas le même, car nous défendons les véritables intérêts du prolétariat, la véritable justice sociale. Mais tout membre sincère d’un parti ou d’un mouvement est convaincu de défendre la meilleure cause, et au nom de cette conviction veut aussi avoir le droit de nous museler s’il en a le pouvoir.
Non : le principe même de la révolution violente conduit immanquablement à la dictature de ceux qui ont triomphé, et pousse à la résistance, donc à la lutte, ceux qui sont en désaccord. Quand on pouvait espérer que « toutes les masses » qui, croyait-on, constituaient l’immense majorité des nations se lanceraient à l’expropriation des propriétaires, des patrons, des capitalistes, en accord complet avec les révolutionnaires, la révolution sociale armée pouvait ne pas faire apparaître ces dangers. Mais non seulement la situation d’une bonne partie de ces masses a changé : elles n’ont pas, dans l’ensemble, accepté la solution révolutionnaire, parce qu’elles ont répugné à la violence armée. Parce que, par penchant naturel, elles ont préféré les solutions non sanglantes, les solutions réformistes. Faire volontairement couler le sang ne sourit pas à la plupart des hommes en état normal. Peut-être si la révolution était apparue sans cette perspective aurait-elle eu plus de partisans. Quoi qu’il en soit, je crois que nous ne pouvons nous accommoder d’une doctrine tactique révolutionnaire qui conduirait infailliblement à la dictature. Nos méthodes doivent correspondre à nos principes. Tout ce qui nous en éloigne doit être rejeté. C’est à peu près ce qu’écrivait Proudhon auquel, sur ce point, je crois utile de revenir, en complétant et en corrigeant ce qui s’impose, devant les changements survenus dans la vie sociale depuis 1840-1865.
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Salut,
Bien que j’aie apprécié « l’Espagne libertaire » ou « l’Etat dans l’histoire » de Leval et d’autres écrits de lui par la suite, j’ai beaucoup moins apprécié certains autres textes. Celui-ci est particulièrement inintéressant et je tenais à le dire.
-> « en ce qui concerne la révolution violente à laquelle de nombreux libertaires demeurent attachés » :
Les libertaires seraient attachés à une révolution « violente » ? ou sont-ce les pouvoirs hiérarchiques qui ne fonctionnent que par la violence pour imposer leurs vues ? ce qui a pour conséquence de soit se soumettre ou soit de se battre/lutter contre l’oppression ? donc « se battre/lutter contre » = « être pour la violence » révolutionnaire ? « se soumettre » = « être pour la paix révolutionnaire » ? concrètement ? oui, c’est le dernier point en bas.
-> « il n’est plus possible de penser qu’une telle révolution puisse jamais triompher »
Parce que la « violence révolutionnaire » c’est mal, la « violence des oppresseurs » c’est mal. On fait quoi maintenant ? A partir de quand doit-on considérer une violence ? c’est quoi la limite de ce que qu’est la violence ? car la grève c’est violent pour le patron, je comprendrais qu’il emploie des moyens violents afin d’arrêter la violence, etc. On s’arrête ou ?
-> « le principe même de la révolution violente conduit immanquablement à la dictature de ceux qui ont triomphé, et pousse à la résistance, donc à la lutte, ceux qui sont en désaccord. »
Si je paraphrase dans la logique historique de ce texte de Leval, j’en arrive à annuler la logique de Leval <>
La résistance et la lutte (armée ou pas) c’est une violence pour ceux qui sont au pouvoir, c’est inacceptable pour eux.
-> » elles n’ont pas, dans l’ensemble, accepté la solution révolutionnaire, parce qu’elles ont répugné à la violence armée. »
L’autodéfense vis-à-vis d’un putsch est une violence armée ? Donc, il ne fallait pas répondre au putsch franquiste ? C’est un des points de vue de Oliver.
-> « Parce que, par penchant naturel, elles ont préféré les solutions non sanglantes, les solutions réformistes »
S’il n’y avait pas eu de milices anarchistes pour empêcher les troupes franquistes, pas sûr qu’ils auraient eu le temps de réformer quoi que ce soit. Et en effet, ça a effectivement « bien fonctionné » de réformer, ils ont gagné la fin des collectivisations et autres. Avec collaboration par la suite avec Franco.
-> « si la révolution était apparue sans cette perspective aurait-elle eu plus de partisans »
Hypothèse qui en dit long sur la pensée de l’auteur, du genre « le réformisme est une option ». Est-ce un travers de l’époque où il a écrit ce texte ?
Croire que les exploiteurs/oppresseurs laisseront la liberté de se gérer est une illusion.
Gaston LEVAL serait certainement d’accord avec ce que disent Engels et Lénine : « Ces messieurs ont-ils jamais vu une révolution ? Une révolution est à coup sûr la chose la plus autoritaire qui soit. C’est un acte par lequel une partie de la population impose à l’autre partie sa volonté à coup de fusils, de baïonnettes et de canons, moyens autoritaires s’il en fut. Force est au parti vainqueur de maintenir par la crainte sa domination, crainte que ses armes inspirent aux réactionnaires. » (Lénine, dans « l’Etat et la révolution », rappelant un propos d’Engels au sujet des anarchistes).
J’ajouterai deux liens qui me semblent répondre plutôt bien à cette question :
http://faqanarchiste.free.fr/secJ7.php3#secj76
http://faqanarchiste.free.fr/secJ7.php3#secj73
[…] https://florealanar.wordpress.com/2022/01/26/gaston-leval-pratique-libertaire-et-revolution/ […]