Le texte ci-dessous, dans lequel George Orwell évoque le socialisme dans son pays, et dans lequel il englobe toute la gauche anglaise, date de 1937 et est extrait de son livre « Le Quai de Wigan ».
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Ce qui me frappe, c’est que le socialisme perd du terrain là précisément où il devrait en gagner. Avec tous les atouts dont elle dispose – car tout ventre vide est un argument en sa faveur – l’idée du socialisme est moins largement acceptée qu’il y a une dizaine d’années. L’individu normalement doté de raison ne se contente plus de ne pas être socialiste, il est aujourd’hui activement opposé à cette doctrine. Et cela tient sans doute, avant tout, à des méthodes de propagande aberrantes. Cela signifie que le socialisme, tel qu’on nous le présente aujourd’hui, comporte en lui quelque chose d’invinciblement déplaisant, quelque chose qui détourne de lui ceux qui devraient s’unir pour son avènement.
Il y a quelques années, cela aurait pu paraître sans importance. J’ai l’impression que c’était hier, ce moment où les socialistes, et principalement les marxistes orthodoxes, me disaient avec un sourire supérieur que le socialisme allait triompher de lui-même, en vertu de quelque mystérieux processus baptisé « nécessité historique ». Cette croyance demeure peut-être chez certains, mais le moins qu’on puisse dire est qu’elle a été sérieusement ébranlée. Ainsi s’expliquent, dans divers pays, les soudaines tentatives des communistes pour s’allier aux forces démocratiques qu’ils s’employaient obstinément à saper depuis des années. En un moment comme celui-ci, il devient terriblement urgent de découvrir pourquoi le socialisme a perdu de son crédit. Et il serait vain d’attribuer son recul actuel à la stupidité ou aux motifs intéressés de certains. Pour battre en brèche la désaffection dont est victime le socialisme, il faut en comprendre les raisons, c’est-à-dire se mettre dans la peau de celui qui le refuse, ou à tout le moins considérer avec sympathie son point de vue. Aucune cause n’est entendue tant que les diverses parties ne se sont pas pleinement exprimées. C’est pourquoi, de manière peut-être paradoxale, il est nécessaire, pour défendre le socialisme, de commencer par l’attaquer.
(…) J’instruis un procès destiné à ce type d’individu qui se sent en sympathie avec les buts fondamentaux du socialisme, qui est assez intelligent pour voir que le socialisme peut « marcher », mais qui, en pratique, prend la fuite dès que le mot de socialisme vient à être prononcé. (…) Comme pour la religion chrétienne, la pire publicité que connaisse le socialisme est celle que lui font ses adeptes.
La première chose qui doit frapper un observateur du dehors c’est que le socialisme sous sa forme développée est une théorie entièrement limitée à la classe moyenne. Le socialiste type n’est pas, comme l’imaginent les vieilles dames toutes tremblantes, un ouvrier à la mine féroce et à la voix rauque enveloppé d’une salopette graisseuse. Ce peut être un jeune bolchevik de salon qui aura sans doute fait avant cinq ans un riche mariage et se sera converti à la religion catholique romaine. Ou, de manière encore plus caractéristique, un petit homme guindé occupant un emploi à col blanc, en général un total abstinent ayant bien souvent des penchants végétariens, un passé de protestantisme non conformiste derrière lui et surtout une position sociale qu’il n’a nullement l’intention de perdre.
(…) A ceci il convient d’ajouter le fait assez navrant que la plupart des socialistes issus de la classe moyenne, dans le moment même où ils sont censés souhaiter ardemment l’avènement d’une société sans classes, s’accrochent comme des forcenés à leurs quelques misérables bribes de prestige social. Je me souviens de la sensation d’horreur que j’éprouvai lorsque, pour la première fois, j’assistai à une réunion tenue à Londres par une section du parti travailliste indépendant. Sont-ce là, pensai-je alors, les champions de la cause ouvrière, ces petits êtres étriqués ? Car toutes les personnes de l’assemblée, qu’elles soient du sexe masculin ou du sexe féminin, arboraient les pires stigmates de cette attitude de supériorité dédaigneuse qui caractérise la classe moyenne. Si un véritable travailleur, un mineur remontant du fond tout noirci de suie, par exemple, s’était présenté dans la salle, tous ces gens auraient été embarrassés, furieux et dégoûtés ; certains, j’en suis sûr, seraient même partis en se pinçant les narines. On observe la même tendance dans la littérature socialiste qui, même quand elle n’est pas ouvertement écrite de haut en bas*, est toujours à cent lieues de la classe ouvrière, par le langage comme par le mode de pensée.
Je doute fort qu’il existe quoi que ce soit qu’on puisse qualifier d’écriture prolétarienne – même le Daily Worker est rédigé dans le « bon anglais » du sud de l’Angleterre. A cet égard, un bon artiste de music-hall est, dans son expression, plus proche du prolétariat que n’importe quel écrivain socialiste. Quant au jargon technique des communistes, il est aussi éloigné de la langue courante que pourrait l’être un manuel d’algèbre. Je me souviens avaoir entendu un orateur professionnel communiste haranguer un public d’ouvriers. Son discours reprenait le traditionnel schéma littéraire compassé, avec des phrases interminables, des parenthèses à répétition, des « abstraction faite de » et autres « dans la conjoncture présente », et brochant sur le tout les références habituelles à l’« idéologie », à la « conscience de classe », à la « solidarité prolétarienne », et tout ce fatras verbal. Quant il eut terminé, un ouvrier du Lancashire se leva pour prendre la parole et s’adressa à la foule en employant les termes de tous les jours qu’elle comprend. Il n’était pas difficile de voir lequel des deux orateurs était le plus proche de son public, mais je ne suppose pas un seul instant que cet ouvrier du Lancashire ait pu être un communiste orthodoxe.
Car il faut se souvenir qu’un ouvrier, dans la mesure où il demeure un authentique ouvrier, est rarement, pour ne pas dire jamais, un socialiste au sens entier et logiquement cohérent du terme. Il vote très probablement travailliste, ou même communiste si l’occasion lui en est offerte, mais sa conception du socialisme est très différente de celle qu’en a le socialiste plus élevé dans l’échelle sociale, celui qui a fait son apprentissage dans les livres. Pour l’ouvrier ordinaire, l’homme que vous rencontrez dans n’importe quel pub le samedi soir, le socialisme ne signifie pas grand-chose d’autre que de meilleurs salaires, moins d’heures de travail et pas de patron à avoir en permanence sur le dos. Pour l’espèce la plus révolutionnaire – l’habitué des marches de protestation qui figure sur la liste noire des employeurs – le socialisme est une sorte de cri de ralliement contre les forces de l’oppression, la vague menace d’une violence à exercer un jour. Mais, si je me fie à mon expérience personnelle, il n’y a pas de véritable ouvrier qui saisisse tout ce qu’implique, en profondeur, le socialisme. Souvent – c’est en tout cas mon opinion – cet homme est plus authentiquement socialiste qu’un marxiste orthodoxe car il garde présent à l’esprit une chose que les autres ont trop tendance à oublier, à savoir que le socialisme ne peut se réduire à la simple justice économique et qu’une réforme de pareille ampleur est appelée à bouleverser profondément et notre civilisation et son mode de vie personnel. Sa vision d’un avenir socialiste est une vision de la société actuelle débarrassée de ses abus les plus criants, mais s’organisant autour des mêmes centres d’intérêt qu’aujourd’hui – la famille, le pub, le football et la politique locale. Quant à l’aspect philosophique du marxisme, avec sa mystérieuse trinité thèse-antithèse-synthèse, je n’ai jamais rencontré un ouvrier qui y porte la moindre parcelle d’intérêt. Il est certes vrai que de nombreux individus d’origine ouvrière sont des socialiste appartenant à l’espèce du théoricien féru de livres. Mais ceux-là ne sont pas restés des ouvriers : ils ne travaillent pas avec leurs bras. Ils appartiennent soit au type que j’ai évoqué dans le chapitre précédent, celui qui creuse son trou dans la classe moyenne par le biais de l’intelligentsia littéraire, soit au type qui siège au parlement dans les rangs du parti travailliste, à moins qu’il n’occupe de hautes fonctions syndicales. Ce dernier type offre un des plus désolants spectacles que le monde puisse présenter. Il a été désigné pour lutter au nom de ses camarades, et tout ce qu’il voit dans l’affaire c’est une sinécure bien rétribuée et une occasion d’« améliorer » sa condition. Ce n’est pas simplement en luttant contre la bourgeoisie, mais du fait même de cette lutte qu’il devient lui-même un bourgeois. Ce faisant, il est très possible qu’il demeure un marxiste orthodoxe. Mais il me reste encore à rencontrer un mineur, un ouvrier des aciéries, un employé aux filatures, un docker, un terrassier qui exerce effectivement son métier et qui soit « idéologiquement » compétent.
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