Un livre de l’écrivain galicien Manuel Rivas, ouvrage qu’on dit « pour enfants » mais qui peut intéresser bien au-delà du lectorat jeune, est paru en novembre dernier en Espagne. Henrique Mariño en parle sur le site Público et nous fait ainsi découvrir une page d’histoire méconnue.
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Il y eut une Corogne libertaire qui semble aujourd’hui non seulement appartenir à un autre temps, mais aussi à un temps perdu. Une ville d’athénées, de bibliothèques et d’écoles de libre pensée où fleurit un mouvement de solidarité, fécondé par les ouvrières de la Manufacture de tabac, protagonistes de la grève luddite de 1857, réprimée par les troupes d’infanterie et de cavalerie.
Les femmes de la manufacture d’allumettes de la Viuda de Zaragüeta furent également courageuses, lassées de subir un patron tyrannique et incompétent, des conditions de travail déplorables, un environnement insalubre et la mauvaise qualité des matériaux qui leur causait des brûlures aux doigts et donnait un produit de mauvaise facture. Comme elles travaillaient à la pièce, le manque de fournitures les empêchait non seulement de faire leur travail, mais aussi d’être mieux payées.
Cependant, les allumetières n’ont pas hésité à faire grève à plusieurs reprises grâce à la solidarité d’autres ouvrières, comme celles de la Manufacture de tabac, qui ont créé des caisses de résistance, un des nombreux exemples de soutien mutuel. Les femmes se trouvaient à l’avant-garde de la lutte, car elles représentaient un pourcentage important de la classe ouvrière dans une ville qui comptait environ 50.000 habitants au début du XXe siècle.
L’écrivain Manuel Rivas a situé son dernier livre dans ce Finisterre galicien baigné par les marées libertaires, A nena lectora, une histoire illustrée par Susana Suniaga, dont l’action se déroule après la Semaine tragique de Barcelone, déclenchée en 1909 lorsque le gouvernement d’Antonio Maura a décrété l’envoi de réservistes au Maroc, parmi lesquels de nombreux ouvriers pères de famille.
Nonó est la fille de Leonor, une allumetière, et de Helenio, un chiffonnier qui n’hésite pas à inscrire la petite fille à l’école La Antorcha Galaica del Librepensamiento (le Flambeau galicien de la libre pensée). Elle prendra la place de son frère Liberto, contraint de s’exiler au Chili pour éviter des représailles après avoir manifesté contre la guerre à Melilla. Comme les filles n’y sont pas admises, Nonó se coupe les cheveux et met une casquette et un pantalon, tout cela pour apprendre à lire.
Le malheur s’abat ensuite sur la famille et Aurora, une cigaretière amie de sa mère, propose à l’enfant d’intégrer la manufacture de tabac. Cependant, elle ne roulera pas de cigares à la main, mais lira des romans aux employées pendant qu’elles travaillent. Nonó avait déjà commencé à La Antorcha à lire Les Misérables de Victor Hugo, mais un contretemps va l’amener à choisir Oliver Twist de Charles Dickens, qui reflète les difficultés des déshérités dans l’Angleterre victorienne.
L’argument de A nena lectora montre les efforts de la classe ouvrière pour s’imprégner de culture, même lorsqu’elle est analphabète. Cette Corogne de début du XXe siècle a vu surgir des initiatives populaires visant à éduquer ceux qui n’avaient pas eu l’occasion de s’instruire et, ainsi, les cigarières de La Fábrica ont pu écouter les histoires que Galdós, Balzac, Zola et, bien sûr, Dickens avaient écrites.
« La Fábrica a ouvert ses portes en 1808 et, dès le début, les ouvrières ont été les protagonistes de mobilisations contre les horaires de travail proches de l’esclavage – 16 et même 18 heures par jour, si bien que nombre d’entre elles s’écroulaient de sommeil et de fatigue – et contre leurs patrons abusifs, explique Manuel Rivas, qui considère que les cigarières n’étaient pas seulement « l’avant-garde ouvrière » en Galice, mais aussi un point de référence international au XIXe et au début du XXe siècle. Elles ont été les pionnières de la lutte des femmes dans toute l’Europe pour les droits du travail, avec des grèves historiques en 1831 et 1857, qui ont eu un écho dans le monde entier, ajoute l’écrivain de La Corogne. Il y a une histoire qui le reflète bien : avant de mourir, Kropotkine, le célèbre anarchiste, auteur de La conquête du pain, montrait fièrement à ses camarades son bien le plus cher : une montre à chaîne, cadeau des ouvrières de La Corogne. »
Nonó remonte également une montre pour nourrir l’espoir face à l’adversité, un des nombreux clins d’œil du récit, à commencer par son propre nom, qui fait référence au protagoniste du classique de l’éducation libertaire, Les aventures de Nono, de Jean Grave. Un livre qui était lu dans l’Ecole moderne fondée à Barcelone par le pédagogue et libre penseur Francisco Ferrer i Guardia, fusillé après avoir été accusé d’être l’instigateur de la Semaine tragique. Le progrès et les symboles sont également présents dans les noms d’Idea et Sol (Idée et Soleil), les jeunes sœurs de Nonó, ainsi que d’Aurora, la lectrice de la manufacture de tabac protagoniste du roman La Tribuna d’Emilia Pardo Bazán. La fille qui lisait les romans de Dickens, en réalité, ce sont toutes ces femmes qui ravissaient les oreilles des cigaretières : « Nonó incarne cette lutte dans laquelle le pain et les livres étaient faits de la même étoffe que les rêves, dit Rivas.
Le plus important a été la façon dont elles ont mêlé l’émancipation sociale, l’émancipation féministe et l’émancipation culturelle », affirme l’auteur de A nena lectora, qui rappelle comment quelque 4000 ouvrières – « populairement connues sous le nom de Fédérées pour leur défense de la République fédérale » – ont célébré comme personne la glorieuse révolution qui a détrôné Isabel II et inauguré le « Sexenio Democrático* ».
Elles n’étaient pas seules, précise Rivas. À leur côté combattaient les allumetières et les ouvrières du port, sauf-conduit anarchiste vers la liberté. « Le Despertar Marítimo (le Réveil maritime) deviendra finalement le principal réseau de résistance au fascisme, organisant 700 évasions en bateau vers la côte républicaine, vers la France et même l’Angleterre », explique le codirecteur de la revue Luzes en référence au syndicat de pêcheurs de la CNT.
A nena lectora comprend un épilogue où s’ébauche le contexte libertaire dans lequel les cigarières ont vécu, travaillé et combattu, ainsi que les échos de la révolte populaire de Barcelone et des tambours de guerre au Maroc, exploités par les militaires africanistes pour prendre le pouvoir en Espagne. Un siècle plus tard, le souffle de l’esprit anarchiste s’étant perdu, Rivas les récompense avec un livre qui sera lu à haute voix par leurs arrière-petites-filles.
« Il faut se souvenir d’elles, car la mémoire est le meilleur hommage », conclut l’auteur de A nena lectora, deuxième titre de la collection Pequena Memoria (Petite Mémoire), par laquelle l’éditeur Xerais entend donner la parole à ceux que l’histoire a réduits au silence. « Mais aussi parce que cette mémoire sauve l’espoir des voix étouffées et retrouve l’idéal d’un temps nouveau, celui que voulait mesurer la montre qu’elles offrirent à Kropotkine. »
Henrique Mariño
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* Le « Sexenio Democrático » désigne la période de six années démocratiques ou révolutionnaires, qui va de septembre 1868 à décembre 1874 et a vu la montée en puissance du mouvement ouvrier en Espagne.
Traduction : Floréal Melgar.
Source : https://www.publico.es/culturas/nina-leia-novelas-dickens-cigarreras-libertarias-coruna.html
Bel article !
Flo, alors si cette histoire est véridique (et non pas une fiction), elle m’intéresse beaucoup car je n’ai jamais entendu parler de grève de femmes ouvrières avant les ovalistes (1869). Merci ! Claire.
Claire, on trouve plusieurs liens, en langue espagnole, sur la grève des cigarières de Galice en 1857. En voici deux :
https://www.elespanol.com/quincemil/articulos/actualidad/el-dia-que-en-a-coruna-tuvo-lugar-la-primera-huelga-de-mujeres-de-galicia
https://www.eldiario.es/galicia/cigarreras_1_1662212.html