Le « garçon boiteux » de la photo mythique et dramatique, icône de l’exil républicain de 1939, est mort en novembre dernier.
Le « garçon boiteux » de la photo choc et dramatique dans laquelle on voyait un groupe d’exilés républicains entrer sur le territoire français (Prats-de Mollo) après avoir traversé la frontière par la province de Gérone, est mort le 1er novembre dernier.
Le protagoniste de cette image très dure était Amadeo Gracia Bamala et ce cliché est devenu une photo mythique qui montrait la cruauté et la souffrance subies par l’exil républicain, d’abord dans la guerre civile, puis dans son séjour forcé hors de son pays et plus tard à son retour en Espagne.
La force dramatique de l’image réside essentiellement dans ses trois enfants. Au premier plan, on voit Alicia Gracia appuyée sur une béquille. Elle n’avait alors que sept ans et on peut la voir tenir la main de son père. Il lui manque une jambe, perdue dans un bombardement de l’aviation italienne, les troupes fascistes de Mussolini qui ont aidé Franco à gagner la guerre.
Le petit garçon au pied amputé, aidé par un homme qui lui tient la main, est Amadeo Gracia Bamala, le « garçon boiteux », qui vient de mourir et qui est le frère d’Alicia. Il avait alors quatre ans. Il a perdu une partie de sa jambe qui a dû lui être amputeé à cause des blessures causées par les éclats d’une bombe ayant coûté la vie à sa mère et fait perdre sa jambe à sa sœur Alicia. A sa gauche sur la photo, nous voyons aussi un adolescent qui marche. C’est son autre frère, Antonio, qui a alors douze ans. En tête, avec sa sœur Alicia, nous voyons Mariano Gracia, le père des trois enfants.
Cette photo est demeurée comme un fort témoignage de la souffrance des réfugiés fuyant la guerre atroce et cruelle provoquée par le franquisme. Il s’agit sans aucun doute d’une photo-symbole de la Retirada et de l’exil républicain dont on a précisément célébré cette année le 80e anniversaire.
Mais que fut la vie d’Amadeo
après son arrivée en France comme réfugié ?
Amadeo n’a jamais vraiment voulu parler de cette période de sa vie ni de la guerre civile, jusqu’en 1998.
On sait qu’Amadeo a vécu avec ses parents et ses frère et sœur dans la ville de Monzón, dans la province de Huesca. Son père était ouvrier dans l’entreprise Azucarera Española et sa mère couturière. On sait aussi que Mariano faisait partie des militants qui ont collectivisé cette entreprise. Le 20 novembre 1937, le jour fatidique est arrivé pour eux. L’aviation fasciste italienne a bombardé Monzón.
La mère et les deux petits enfants ont couru vers la périphérie du village en essayant, en vain, d’échapper aux bombes. L’un de ces projectiles meurtriers les a frappés de plein fouet. Voici la description des événements par Amadeo : « Bizarrement, la voie ferrée est restée intacte après le passage des avions, mais deux bombes ont frappé le groupe. Un garçon a été tué et sa mère a été gravement blessée, tout comme ma mère qui s’était rapidement jetée sur moi pour me protéger. La bombe l’a blessée sur le côté et au ventre. La jambe de ma sœur a également été atteinte et elle a dû être amputée (elle avait six ans), et moi, qui n’avais pas encore trois ans, on a dû m’amputer au-dessous du genou. »
La mère mortellement blessée
Le père a été sauvé car la mère, Pilar, avait demandé à son mari de retourner à la maison pour chercher un dé à coudre. Pilar était couturière ; on en déduit donc qu’il s’agissait d’un dé à coudre d’une signification et d’une valeur particulières pour elle.
Un voisin qui avait protégé Alicia avec son corps est également mort. Pilar n’a tenu que deux semaines, mourant des suites de ses blessures au ventre, à l’hôpital de Lleida.
Après le bombardement, les trois enfants seront envoyés à l’hôpital Sant Pau, à Barcelone, en même temps que leur père. Lorsqu’ils furent remis de leurs blessures, ils partirent pour l’exil et passèrent la frontière. Après avoir été interné dans un camp de concentration, leur père commença à travailler à Bergerac, en Dordogne.
Mais le père est mort peu de temps après, et les enfants retournèrent alors à Monzón chez leurs grands-parents. Mais Alicia et Amadeo durent être placés dans un orphelinat. Amadeo a alors un peu plus de six ans et se souvient de son séjour dans ce centre comme d’une période horrible car ils étaient des enfants de « rouges ». Il l’expliquait lui-même en déclarant : « Nous sommes restés là pendant douze ans, subissant toutes sortes d’humiliations et de coups parce que nous étions les enfants des vaincus. » Pour Amadeo, cette période fut pire que la guerre et l’exil. Après avoir quitté l’orphelinat à l’âge de 18 ans, il a commencé à travailler au même endroit que son père, dans la sucrerie, jusqu’à ce qu’il passe un concours et s’installe à Madrid.
Pour en revenir à la photographie, icône des républicains – attribuée à l’agence Safara puis à l’agence Roger-Viollet, mais dont on ignore qui en est l’auteur, bien que certains l’attribuent à Hélène Roger-Viollet –, elle a été publiée le 18 février 1939 dans la revue française L’ Illustration. L’image est devenue célèbre lorsque, deux jours plus tard, le magazine américain Life la publiait également. A partir de là, cette photo a fait le tour du monde. Cependant, Amadeo ne l’a vue pour la première fois, illustrant un article de journal, qu’au moment de Noël 1998.
Lettre à « El País »
Après avoir revu la photo dans une exposition de la Fondation Pablo-Iglesias sur l’exil, en 2003, Amadeo a décidé d’écrire à ce sujet et a envoyé une lettre au quotidien El País. La lettre était intitulée « Ni pardon ni oubli ». Dans une partie de la lettre, il écrivait : « Non. Je ne peux pas, même si je le voulais, pardonner, ni oublier, ni… Pardonner, pourquoi ? Ont-ils jamais demandé le pardon, eux ? Je ne hais pas, bien que j’aie haï ; je ne veux pas me venger, bien que je l’aie voulu autrefois… Je ressens simplement un profond et absolu mépris pour eux… »
Par la suite, en 2009, à l’occasion de la commémoration du 70e anniversaire de la Retirada, il affirmait : « Je me souviens que nous avons eu très froid et très faim. » Et il soulignait que l’un des faits qui lui ont causé le plus de douleur était qu’il n’a jamais su comment son père est mort, ni où il est enterré. « Je n’arrive pas à me sortir ça de la tête », se lamentait-il.
Voilà donc notre petit hommage à Amadeo Gracia, un de plus, juste un de plus parmi les protagonistes du drame de la guerre civile provoquée par les militaires putschistes de l’Espagne franquiste. Un de plus qui meurt sans savoir où son père est enterré.
Juan Luis Valenzuela
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Source : El Plural.
Traduction : Floréal Melgar.
Bel hommage !
C’est bouleversant… ni pardon, ni oubli ?
Aujourd’hui ont disparu ou ici disparaissent les dernières personnes légitimes à la question du pardon.
La question de l’oubli nous appartient.
Bernard Joyet, dans un très beau texte, pose la question :
« Retiendrons-nous jamais la leçon ? »
Lisons, relisons, diffusons, ce genre de témoignage est au service du présent, de notre présent si mal barré.