Le texte ci-dessous est paru sur le blog d’Arcángel Bedmar et traite d’un sujet très peu abordé quand il est question de l’histoire de la guerre civile espagnole. Arcángel Bedmar est historien, diplômé de l’université de Grenade et professeur d’histoire à l’institut Juan de Aréjula de Lucena (province de Cordoue). Il est l’auteur de plusieurs livres consacrés notamment à la guerre civile et à la répression franquiste dans plusieurs localités de la province de Cordoue dont il est originaire.
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Lorsqu’on fait référence à l’antisémitisme et à la haine envers les Juifs, l’on pense immédiatement à la persécution dont ils souffrirent en Allemagne, lorsque Hitler parvint au pouvoir en 1933, et à leur extermination dans les camps de concentration nazis durant la Seconde Guerre mondiale. Cependant, l’antisémitisme plonge ses racines bien avant cela, dans l’Europe chrétienne du Moyen Age, qui considérait les Juifs, représentés par Judas Iscariote, comme des déicides, c’est-à-dire responsables de la mort de Jésus-Christ. On les accusait aussi de sacrilèges divers, de meurtres rituels sur des enfants chrétiens, de sortilèges destinés à provoquer de mauvaises récoltes ou la peste, de pratiquer l’usure et autres attitudes malveillantes. En de nombreux endroits ils subirent la discrimination, la ségrégation dans des ghettos, et de terribles pogroms.
En Espagne, un édit des rois catholiques décréta leur expulsion en 1492. On estime qu’à cette époque la moitié d’entre eux se convertit au christianisme afin de pouvoir rester dans le pays. Les convertis souffrirent de harcèlement de la part du tribunal de la Sainte Inquisition qui veillait à ce qu’ils ne « judaïsent » pas (qu’ils ne pratiquent pas leurs rites) et prononçait de sévères condamnations, mort comprise, à ceux qui s’y livraient. Les descendants des convertis conservèrent leurs stigmates durant des siècles. Par exemple, le protocole de pureté du sang, qui obligeait à fournir un certificat de non-descendance juive ou maure pour pouvoir intégrer des organismes comme les académies militaires ou les grandes écoles universitaires, existèrent jusqu’au début du XIXe siècle.
En Espagne, un pays sans Juifs, la flamme de l’antisémitisme fut surtout maintenue durant le XIXe siècle par les carlistes, défenseurs de l’absolutisme monarchique et de l’intégrisme catholique, même si l’on trouve également des images antisémites chez certains littérateurs comme Gustavo Adolfo Bécquer, Larra ou Espronceda, ainsi que dans les manifestations festives, le vocabulaire ou les légendes populaires. Dès la fin du XIXe siècle commença à prendre racine en Europe – surtout en Allemagne et en France où il y avait d’importantes minorités juives – l’idée d’une conspiration juive pour dominer le monde. La droite politique et les publications ecclésiastiques répandirent cette idée en Espagne à travers des livres, des homélies, des journaux et autres moyens de diffusion. Il était surtout beaucoup question d’un complot secret entre les Juifs, les francs-maçons et les organisations internationales de la classe ouvrière afin de détruire le christianisme. Se fondant sur cette supposition, l’intégriste sévillan José Ignacio de Urbina fonda en 1912 la Ligue nationale antimaçonnique et antijuive, avec la caution de vingt-deux évêques espagnols. L’antisémitisme s’intensifia en Europe et en Amérique à partir de 1917 avec la révolution russe, que les antisémites considéraient, à l’instar du socialisme, comme une création juive, d’autant que certains leaders bolcheviques, comme Trotski, étaient de cette origine.
La proclamation de la seconde République, en avril 1931, raviva la flamme de l’antisémitisme en Espagne. L’historien Paul Preston, dans son œuvre El Holocausto Español. Odio y exterminio en la guerra civil y después (traduit en français sous le titre Une guerre d’extermination. Espagne, 1936-1945) qui nous servira de guide pour les quatre paragraphes suivants, explique de manière très étendue et détaillée comment l’antisémitisme se manifesta de façon virulente durant ces années-là. Ainsi, en juin 1931, le journal carliste El siglo futuro (« Le siècle futur ») déclara, bien que cela fût totalement faux, que trois ministres étaient juifs (les conservateurs Niceto Alcalá Zamora et Miguel Maura, et le socialiste Fernando de los Ríos) et que la République était l’œuvre d’une conspiration juive épaulée par les francs-maçons avec l’appui de la gauche. La presse catholique n’était pas en reste dans cette campagne antisémite et se référait fréquemment à l’alliance judéo-maçonnique et bolchevique. Les Editions Catholiques, propriétaires d’un important ensemble de publications, lança deux revues profondément antisémites et antimaçonniques, Gracia y Justicia (« Grâce et Justice »), qui atteignit un tirage de 200000 exemplaires, et Los Hijos del Pueblo (« Les enfants du peuple »).
L’antisémitisme s’étendit en Espagne avec la diffusion du livre le plus important dans le genre, Les protocoles des sages de Sion, affirmant qu’il existait un gouvernement juif secret, formé par les sages de Sion, qui se servait de la franc-maçonnerie et du communisme pour dominer le monde. L’ouvrage était un faux – bien que l’extrême droite ait prétendu le rendre digne de foi – apparu dans la Russie tsariste en 1902 pour justifier les pogroms contre les Juifs, et connut une grande popularité dans toute l’Europe. La première traduction espagnole fut publiée en Allemagne en 1930 et une maison d’édition jésuite de Barcelone en effectua une seconde en 1932. Un autre livre contribua à la diffusion des Protocoles en Espagne, Orígenes de la revolución española (« Origines de la révolution espagnole »), écrit par un prêtre catalan, Juan Tusquets Terrats, qui émit l’idée que la seconde République était le fruit d’une conspiration judéo-maçonnique. Tusquets prétendait que les Juifs voulaient détruire le christianisme, en utilisant les francs-maçons et les socialistes, au moyen de la révolution, des catastrophes économiques, de la pornographie et du libéralisme. La répercussion du livre de Tusquets fut si importante qu’en 1933 il fut invité par l’Association antimaçonnique internationale à visiter le camp de concentration de Dachau, le premier à avoir été créé par les nazis en Allemagne. Le but de cette invitation, selon lui, était « de nous montrer ce que nous devions faire en Espagne ».
Les proclamations antijuives se répétaient dans les revues, journaux et livres, sous la plume de nombreux auteurs. Par exemple, pour l’écrivain Ramiro de Maeztu l’Espagne était une nation qui s’était créée à travers ses luttes contre les « usuriers arrogants » juifs et les « sauvages non civilisés » maures. Julián Mauricio Carlavilla, qui sous le pseudonyme de « Mauricio Karl » obtint un énorme succès de librairie durant la seconde République (son troisième livre, Asesinos de España [« Assassins de l’Espagne »], parvint à se vendre à 100000 exemplaires), insistait sur le fait que les Juifs avaient organisé les gauches espagnoles en manœuvrant la franc-maçonnerie, les Internationales communiste et socialiste, et le capitalisme mondial. C’est pourquoi l’Espagne ne pouvait trouver de salut qu’en s’alliant à l’Allemagne nazie et au fascisme italien pour vaincre « les secteurs de la juiverie maçonnique ».
Dans le champ politique, une grande partie de la droite avait des positions antisémites. Le leader de la droite modérée regroupée au sein de la CEDA (Confédération espagnole des droites autonomes), José Mª Gil Robles, au cours d’un meeting, le 15 novembre 1933 au cinéma Monumental de Madrid, en pleine campagne électorale, affirma qu’« il fallait fonder un nouvel Etat, une nouvelle nation, rendre la patrie épurée de ses francs-maçons judaïsants ». Onésimo Redondo, fondateur des JONS (Juntes d’offensive nationale-syndicaliste), un parti créé en 1931, qui allait s’unir à la Phalange en 1934, lança également depuis l’extrême droite des proclamations antisémites, ce qui n’avait rien de surprenant de la part de quelqu’un qui avait traduit Mein Kampf, le livre d’Adolf Hitler, en espagnol. Pour Onésimo Redondo, les écoles mixtes créées par la seconde République en 1931 constituaient « un chapitre de l’action juive contre les nations libres. Un délit contre la santé du peuple, qui doit punir les traîtres responsables qui se trouvent à leur tête ».
Chez les militaires, l’antisémitisme s’enracina aussi avec force. Le général Emilio Mola Vidal, dans ses Mémoires, attaqua les francs-maçons et les Juifs, les secousses dont avait souffert l’Espagne trouvant selon lui leur origine dans « la haine d’une race », les Juifs. Mola sera le dirigeant de la conspiration militaire qui déboucha sur le coup d’Etat du 18 juillet 1936 auquel participa le général Franco, abonné à Acción Española, une revue ultradroitière qui avait avalisé les thèses des Protocoles des sages de Sion. Quand, peu de temps après le début de la guerre civile, Franco fut nommé chef de l’Etat, le 1er octobre 1936, l’antisémitisme demeura latent chez de nombreux militaires espagnols, comme les généraux López Pinto, Cabanellas et Millán Astray. Ce dernier, fondateur de la Légion et chef de la propagande de Franco, affirma en septembre 1936 : « Les Juifs moscovites voulaient enchaîner l’Espagne pour nous convertir en esclaves, mais nous devons lutter contre le communisme et le judaïsme. Vive la mort ! »
Le plus furieux des militaires antisémites était peut-être Gonzalo Queipo de Llano, général en chef de l’armée du Sud. Le professeur Gonzalo Álvarez Chillida, dans son livre El antisemitismo en España. La imagen del judío, 1812-2002 (« L’antisémitisme en Espagne. L’image du Juif, 1812-2002 »), signale que dans ses discours radiophoniques Queipo affirmait que le gouvernement républicain était soutenu « par le judaïsme international et que le gouvernement juif secret finançait la révolution communiste ». Le 12 septembre 1936, il soutenait que le conflit était « une guerre pour la civilisation occidentale contre le monde juif » et alla jusqu’à définir l’URSS comme l’Union Rabbinique des Sages de Sion. Ces idées étaient si enracinées chez de nombreux militaires qu’au cours du défilé de la victoire, le 19 mai 1939 à Madrid, Franco affirma que « l’esprit judaïque qui permet l’alliance du grand capital avec le marxisme, qui a passé tant de pactes avec la révolution anti-espagnole, ne s’extirpe pas en un seul jour et continue de s’agiter au fond de nombreuses consciences ».
L’historien Gonzalo Álvarez Chillida, mentionné ci-dessus, a noté également que les revues culturelles des ordres religieux et les prêches de nombreux évêques faisaient allusion, durant la guerre civile, à l’union des Juifs, des francs-maçons et des communistes. L’évêque de Burgos, le 14 février 1937, affirmait que le Front populaire (la coalition entre républicains et les gauches qui avait remporté les élections du 16 février 1936) était « un conglomérat d’athées, de francs-maçons, de Juifs et d’ennemis de Dieu et de l’Espagne ». L’évêque de Léon, le 22 novembre 1936, parlait, lui, de la « malignité judéo-maçonnique », et celui de Palencia, le plus prolifique d’entre eux, faisait allusion, en avril 1938, à « l’alliance » entre « le nez et les ongles effilés du Juif, la main parfumée du franc-maçon et la patte de l’ours asiatique ». Le cardinal Isidro Gomá, primat de l’Eglise d’Espagne, faisait déjà référence, dès 1936, aux « Juifs et francs-maçons qui avaient envenimé l’âme nationale avec des doctrines absurdes », et considérait « les Juifs et les francs-maçons comme les véritables représentants de l’anti-Espagne ».
Parmi la littérature la plus antisémite de la guerre civile, deux livres se détachent, Comunistas, judíos y demás ralea (« Communistes, Juifs et autre engeance »), de Pio Baroja, et Poema de la Bestia y el Ángel (« Poème de la Bête et de l’Ange »), du monarchiste José María Pemán, qui l’écrivit alors qu’il était président de la commission de la culture et de l’enseignement de la Junte technique d’Etat (sorte de premier gouvernement de Franco) où il s’efforçait d’épurer et de réprimer le professorat républicain. Dans ce recueil de poèmes, publié en 1938, la guerre civile est décrite de manière allégorique comme une lutte entre Dieu et Satan. Au service de Satan et de l’Antéchrist, la Bête s’incarne en un sage de Sion qui ordonne la destruction de l’Espagne catholique. Voilà pourquoi « L’ennemi infidèle, serpent qui étouffe/la gorge de l’Espagne, et tient son corps serré/de la synagogue est le pouvoir occulte ». Dans ce recueil, Pemán ressert tous les mythes des Protocoles, faisant allusion aux manigances des Juifs dans les affaires, le commerce et la finance, l’utilisation du libéralisme, de la franc-maçonnerie, de la morale hédoniste et du capitalisme dans l’intention d’en finir avec la civilisation occidentale, soulignant également le rôle du judaïsme dans les lois anticléricales et la réforme agraire décrétées par la seconde République.
Dans cette ambiance d’antisémitisme envahissant la politique, l’armée, la hiérarchie ecclésiastique, les livres et la presse, un article se distingue, publié à Lucena (province de Cordoue, en Andalousie) – où depuis le XIIe siècle avait subsisté une importante communauté juive – dans le journal catholique local, Ideales, le 30 août 1937. Il s’intitulait « Estampe du judaïsme », occupait presque toute la dernière page et était signé par un collaborateur habituel de l’hebdomadaire, Gedepé. Ce journal avait en plusieurs occasions fait référence aux Juifs en termes péjoratifs, mais qu’un tel article puisse être publié dans une petite ville de province en pleine guerre civile donne une idée de la large diffusion dont bénéficiaient alors les idées antisémites. L’article expose non seulement les idées de l’auteur, mais aussi des extraits d’un texte de José María de Murga (nous pensons qu’il s’agit de son livre Recuerdos marroquíes del moro vizcaíno (« Souvenirs marocains du maure de Biscaye »), publié en 1868, évoquant un voyageur espagnol dans le Maroc de la moitié du XIXe siècle. Comme dans d’autres publications antisémites, on trouve ici tous les mythes propagés contre les Juifs, depuis l’avarice jusqu’à leur tentative de dominer le monde. L’article est le suivant :
« Nous ne ferons pas ici un parcours rétrospectif de l’établissement du peuple juif dans notre patrie, pour ne pas trop allonger ce travail ; ce sera pour une autre occasion plus propice. Aujourd’hui nous dirons que la race hébraïque a souffert d’humiliations inconcevables depuis des temps lointains.
Y a-t-il une raison pouvant justifier cette haine qui subsiste toujours contre la famille israélite ?
Indubitablement, cette persécution prolongée est la conséquence logique du caractère et des caractéristiques des Hébreux et de leur inqualifiable conduite.
Le Juif hait le chrétien (à qui il doit tant) de même que le musulman, et pour bafouer la religion catholique il emploie les termes les plus grossiers et insensés, mais tout le mépris que ses mots renferment ne sert finalement qu’à honorer celui qu’il tente de vilipender, car il est impossible de concevoir quelque chose de digne dans l’écœurante lâcheté, l’incomparable bassesse et la perfidie raffinée qui inspirent ses actes.
Il possède de merveilleuses facultés pour s’adapter à tout type d’humiliations ; il a une souplesse de caractère stupéfiante pour ajuster sa conduite à chaque situation au cours de son existence, l’habileté nécessaire pour duper sans paraître coupable.
Murga décrit cette race dans les paragraphes suivants : “Les passions les plus basses de l’humanité sont les traits caractéristiques des Juifs. Leur regard est inquiétant et oblique, leur physionomie est ignoble et rustre. A n’en pas douter, ils laissent ainsi leur laideur morale apparaître. Ils n’ont de l’homme que les instincts inférieurs et l’appétit animal, et rien d’élevé ne peut entrer dans ces âmes, car ils n’ont d’autre passion et d’autre dieu que l’argent, qu’ils adorent comme l’adoraient leurs ancêtres il y a quatre mille ans déjà.
Conséquence naturelle, leur probité ne vole pas haut mais se situe au niveau des égouts et se trouverait plus bas encore si quelque chose de plus sale pouvait se trouver au-dessous des égouts, excepté dans ces quelques cas où il leur arrive de s’élever en raison de la crainte ou des commodités que produit ce phénomène moral.
Les chrétiens et les Maures, qui ont souffert de leur malignité, les connaissent parfaitement et savent que les Juifs, quand ils sortent de leur maison, posent la main sur un morceau de roseau ou un tube de laiton* où ils introduisent les téfilines, et demandent à Dieu de ne pas leur permettre de repasser devant les tablettes fixées aux montants de leur porte d’entrée sans qu’ils aient auparavant dupé quelqu’un qui ne soit pas de leur clan.
Mais quelle que soit la méfiance à leur égard, quelles que soient les précautions prises pour les éviter, le plus difficile est de pouvoir s’en libérer pour celui qui s’est laissé prendre dans leurs filets.”
Pour ce qui est du présent, ils se sont infiltrés dans les postes officiels importants dans une grande majorité d’Etats européens. Ce sont eux qui tirent les fils invisibles au sein des organisations ouvrières internationales, accommodant leurs actes et leur conduite à leur ambition rêvée, la domination du monde. Dans le domaine économique, leur ingérence est telle que certains Etats ont vu hypothéquée leur richesse territoriale par le biais de fabuleux emprunts d’argent contractés auprès de trusts bancaires juifs ; sans parler de la Russie où ils dominent totalement le pays et ses habitants.
C’est donc une nécessité absolue de présenter cette race telle qu’elle est, ainsi que son ambition sur le monde. Cela nous servira à mieux valoriser l’effort que réalisent nos petits soldats et leurs armes, comme celui de notre Généralissime dans sa conduite sage, sereine et inflexible, qui brise une à une leurs tentatives de dévoyer le sens de notre Croisade.
Cinq siècles plus tard, nous butons à nouveau sur eux ; mais cette fois ils nous combattent non plus depuis notre territoire, mais de l’extérieur. Peu importe. Nous vaincrons avec l’aide de Dieu, et ils seront condamnés à voir le Juif errant demeurer, de toute évidence, le symbole du peuple juif depuis le sacrifice du Calvaire. »
Malgré toute cette logorrhée verbale antijuive, on ne peut pas parler, en ce qui concerne la zone contrôlée durant la guerre civile par les militaires factieux, d’une politique systématique de persécution des Juifs, bien qu’ils aient vécu des épisodes de violence, des arrestations arbitraires, la surveillance de la police, et fait l’objet d’amendes. Queipo de Llano, par exemple, imposa une amende collective de 138000 pesetas à la communauté juive de Séville, qui était alors la plus importante dans le pays. De plus, les synagogues de Madrid, Barcelone et Séville furent fermées, et le culte juif interdit (sauf dans les territoires d’Afrique du Nord), raison pour laquelle, face à ce harcèlement, beaucoup optèrent pour le baptême et la conversion au catholicisme.
Durant la Seconde Guerre mondiale, l’attitude des autorités espagnoles devant la persécution et l’extermination des Juifs par les nazis fut l’indifférence et la passivité, et seul l’effort de rares diplomates permit de sauver la vie de quelques Juifs européens. La presse officielle, la phalangiste comme la catholique, applaudissait et justifiait, dans ses articles, la persécution dont souffraient les Juifs en Europe (pogroms, exécutions, confiscations de biens, ghettos, etc.), sans rien critiquer ni condamner de ce qui se passait. Le franquisme, compte tenu de ses liens avec le régime nazi et des rapports qu’envoyaient ses diplomates, certains sur un ton dramatique, savait parfaitement depuis la première heure ce qui se passait, y compris qu’on les gazait à Auschwitz. De plus, les Etats-Unis, l’URSS et la Grande-Bretagne avaient dénoncé le fait, à la fin de 1942, que Hitler avait planifié l’extermination de tous les Juifs européens.
En 1940, on estime qu’il y avait en Europe quelque neuf millions et demi de Juifs, parmi lesquels 4500 avaient la nationalité espagnole. Une majorité l’avait acquise en 1924, quand un décret émis durant la dictature du général Miguel Primo de Rivera permit aux séfarades, descendants des Espagnols expulsés en 1492, de la récupérer. En Europe, il y avait donc quelque 175000 séfarades qui conservaient une culture et une langue héritée de l’ancien castillan. Au début, quand commença la guerre mondiale, Franco permit l’entrée de réfugiés qui arrivaient de France, juifs ou non, mais seulement s’ils disposaient d’un visa d’entrée pour d’autres pays, surtout le Portugal, mais il leur interdit de rester en Espagne. Ainsi on estime qu’un minimum de 30000 Juifs purent échapper aux nazis jusqu’à ce que les Allemands ferment la frontière. Cependant, jamais ne furent satisfaites les demandes de rapatriement ou de permis de passage collectif par l’Espagne, et à l’été 1940 plusieurs demandes de permis de passage, présentées par le Vatican qui souhaitait sauver des groupes de Juifs, furent refusées.
La collaboration des autorités franquistes avec les nazis devint clairement évidente en 1941, quand les victoires de ces derniers sur les fronts de guerre européens devenaient imparables et que l’Espagne se demandait alors si elle entrerait en guerre comme alliée de l’Allemagne. Cela devint évident le 13 mai, quand la Direction générale de sécurité adressa une circulaire à tous les gouverneurs civils, dans laquelle elle leur ordonnait d’envoyer des informations individuelles sur « les israélites nationaux et étrangers » établis dans chaque province, « en indiquant leur filiation personnelle et politico-sociale, leurs moyens d’existence, activités commerciales, situation actuelle, degré de dangerosité et situation judiciaire », afin de les identifier et d’éviter leurs « manigances perturbatrices ». La majorité de ces Juifs espagnols habitaient dans les possessions espagnoles d’Afrique du Nord, et quelques centaines d’autres à Barcelone, Séville et Madrid dans leur quasi-totalité. La liste, qui incluait les Juifs convertis au christianisme, fut remise aux autorités allemandes par l’ambassadeur d’Espagne à Berlin, José Finat Escrivá de Romaní.
Hitler ne déportait pas vers les camps de concentration les Juifs qui avaient un passeport d’une nation alliée ou amie sans consultation avec leurs représentants. L’Espagne figurait dans cette catégorie. A la mi-1941, comme preuve de cette amitié, elle avait envoyé un corps de volontaires où s’étaient enrôlés 50000 hommes pour combattre en Russie soviétique, au côté de l’armée nazie. En janvier 1943, le gouvernement allemand émit un décret qui permettait à ses alliés et à quelques pays neutres (Espagne, Suisse, Portugal, Suède, Turquie, etc.) de rapatrier les Juifs des territoires occupés par les nazis dans un délai maximal de deux mois avant de les déporter à l’Est. Quelques pays répondirent, mais pas l’Espagne. Quinze jours seulement avant que le délai expire, le ministère des Affaires extérieures espagnol informait l’ambassade allemande que l’Espagne permettrait uniquement l’entrée « d’un maximum de cent personnes pour lesquelles avaient intercédé des personnalités espagnoles connues ». En décembre, alors que beaucoup avaient déjà été déportés dans des camps d’extermination et que plus rien ne pouvait être fait pour eux, le ministre Gómez Jordana ordonna qu’on sauve « ceux dont la nationalité espagnole était indiscutable ».
Face à la position officielle du gouvernement franquiste, un groupe de diplomates espagnols, sachant que le destin qui attendait les Juifs déportés dans les camps de concentration était la mort, décida pour sa part, et non sans risques, de s’engager pour en sauver le plus possible. En France, Eduardo Propper de Castellón émit au cours du second semestre de 1940, depuis le consulat d’Espagne à Bordeaux, deux mille visas pour les Juifs qui voulaient fuir. Son action protectrice fut sanctionnée par le ministre des Affaires extérieures espagnol, Ramón Serreno Suñer, beau-frère de Franco, par sa destitution et son transfert au consulat de Larache (Maroc). Le chargé de commerce de l’ambassade d’Espagne à Budapest tenta aussi de protéger des Juifs, mais face aux protestations des autorités hongroises Franco le destitua. Son successeur, Ángel Sanz Briz, continua dans la même voix et envoya des milliers de passeports espagnols et lettres de protection à des Juifs qui, pour nombre d’entre eux, n’avaient pas de racines séfarades. Quand les documents cessèrent d’être valides pour les autorités hongroises, il déclara comme faisant partie de l’ambassade des dizaines d’édifices loués où il logea quelque 5000 Juifs. Face à l’avance des troupes soviétiques, le ministre des Affaires extérieures ordonna à l’ambassadeur de revenir à Madrid, mais tous ces Juifs parvinrent à être sauvés.
L’importante communauté juive séfarade grecque de Salonique, qui comptait entre 50000 et 60000 membres, eut moins de chance. Le consul espagnol à Athènes, Sebastián Romero Radigales, obtint que plusieurs centaines d’entre eux soient répertoriés comme des Espagnols, profitant de la passivité des autorités franquistes. Grâce à la gestion de ce consul, 700 Juifs furent sauvés, qui dans leur majorité furent envoyés en Espagne en 1944, d’où ils purent partir vers la Palestine. Quarante-huit mille autres Juifs séfarades grecs finirent dans les chambres à gaz du camp d’extermination d’Auschwitz. A l’inverse de l’Espagne, d’autres pays comme l’Italie, la Suisse, l’Argentine et la Turquie évacuèrent leurs Juifs de Grèce dès les premiers instants et les sauvèrent de la mort. Malgré l’indifférence des autorités franquistes pour ces Juifs séfarades grecs, un épisode cocasse eut lieu. En allant négocier auprès des pays vainqueurs la dette contractée envers l’Allemagne, la délégation espagnole demanda une compensation pour les dommages patrimoniaux causés par les nazis aux séfarades de Salonique, à quoi le représentant anglais répondit que l’Espagne n’avait jamais protesté contre la persécution de ces Juifs par les nazis, et que par conséquent elle n’avait maintenant le droit à aucune demande sur ce sujet.
Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, pour s’attirer les bonnes grâces des puissances alliées qui avaient vaincu Hitler en 1945, petit à petit se créa en Espagne le mythe selon lequel Franco participa au sauvetage des Juifs. Il suffisait de maquiller le passé pour empêcher l’opinion publique de connaître la réalité des faits. Ainsi, par exemple, on évita durant la dictature la projection d’images en rapport avec l’Holocauste. Des films comme Le dictateur – dans lequel Charlie Chaplin se moque d’Adolf Hitler et dénonce la persécution des Juifs – furent interdits et les associations espagnoles de déportés dans les camps nazis ne purent avoir d’existence légale avant la mort de Franco en 1975. Ce travail de manipulation connut un tel succès que le mythe a perduré avec plus ou moins de nuances et, malgré les évidences historiques, jusqu’à nos jours.
Arcángel Bedmar
(Traduction : Floréal Melgar)
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* Equivalent de ce qu’on nomme la mézouza.
[…] Nota adicional: la traducción al francés de esta entrada del blog, realizada por Floréal Melgar, se puede visionar en este enlace. […]
Merci pour cet excellent article précis qui nous explique « le mythe selon lequel Franco participa au sauvetage des Juifs ».
J’aimerais à la suite comprendre l’attitude actuelle d’une majorité du peuple espagnol qui n’en a manifestement pas fini avec les juifs, malgré le travail positif effectué par ses intellectuels, historiens et politiques.
G. Belassein, un sépharade