Durant quatre ans, de décembre 1995 à décembre 1999, Jean-Victor Verlinde et moi-même avons animé, sur l’antenne de Radio-Libertaire, une émission intitulée « A rebrousse-poil », un emprunt fait à Pierre-Valentin Berthier qui titrait ainsi une rubrique régulière, durant les années 50-60, dans Le Monde libertaire. Selon les mots de Jean-Victor Verlinde, « notre désir était alors d’opposer aux paresses de l’esprit, aux facilités des clichés et aux réflexes conditionnés l’iconoclaste pertinence de la pensée libertaire, le refus de tout automatisme, d’où qu’il vienne, la chasse à toutes les « vaches sacrées », même celles qui paissent et s’engraissent dans nos propres espaces ». Chaque semaine, nous commentions l’actualité ou évoquions des sujets qui nous tenaient à cœur, chacun de nous ignorant tout, en début d’émission, des sujets que l’autre comptait aborder. Cela rendait plus vivantes et spontanées, à notre goût, les discussions qui s’ensuivaient entre nous.
Quand cette émission a pris fin, Jean-Victor Verlinde s’est mis au travail pour rédiger une brochure, L’Ordre, mon cul ! La liberté m’habite*, à partir de certains des sujets abordés dans cette émission et des réflexions qu’ils entraînèrent.
Dans l’un des textes qui figurent dans cette brochure, Au bout du jardin, Jean-Victor Verlinde évoquait le long voyage qu’effectuèrent nombre de jeunes gens de notre génération, vingt-cinq ans plus tôt, et exposait les raisons pour lesquelles ce même voyage était devenu impossible à entreprendre pour la génération suivante, en l’an 2000. Si la situation a quelque peu évolué en certains endroits du monde évoqués dans ce texte, la situation générale ne s’est pas améliorée, et la présence au premier plan d’une actualité tragique des actuels événements d’Irak, de Syrie, d’Afghanistan, d’Inde, du Pakistan, etc., m’a donné l’idée de vous proposer la lecture de ce texte écrit il y a près de quinze ans aujourd’hui par cet ami.
Floréal
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On était quelques-uns, pas mal même, il y a vingt-cinq ans, à juger que nos pieds n’étaient pas faits pour aller tous les jours au même endroit, que nos épaules étaient mieux faites pour porter le sac que le bleu ou le costard, et qu’il était meilleur pour nos pouces de les agiter au bord des routes plutôt que de les poser sur les commandes d’un étau-limeur ou la barre d’espacement d’un clavier… Comme on était sur le bord d’un continent, on trouvait qu’il serait sympa d’aller voir l’autre bout. Comme on va au bout de son jardin… Ce n’était même pas une expérience initiatique, juste un désir de voir comment c’est fait de l’autre côté, comment on y vit. Et c’était de toute façon mieux que d’aller tous les jours au chagrin.
Pour ma part, j’étais passé par l’Autriche puis un bout d’Italie avant d’arriver à Ljubljana. Ensuite descente vers la côte Adriatique jusqu’à l’Albanie que j’avais préféré éviter en passant par le nord. J’ai quitté à Split pour passer par Mostar. Ensuite Sarajevo, Pristina, Skopje. Là, plein sud jusqu’à Salonique, et à nouveau plein est. Istanbul, Ankara, Mossoul, à la frontière irakienne, puis Bagdad, et Bagdad-Bassora avec un étonnant train qui longeait une route et des pipelines le long de la frontière irako-irakienne et passait parfois d’un côté, parfois de l’autre. Cette frontière, tout le monde s’en foutait, vu que c’est un désert. A Bassora, plein est pour arriver à Chiraz, en Iran, à proximité de Persépolis. Puis longue remontée nord-est vers le lac Amoun, deuxième grande étape magique de cet itinéraire : la première était Istanbul, où l’on quitte l’Europe pour le Proche-Orient, les abords de la chaîne himalayenne, les sources du Gange… Du lac Amoun à Kaboul en Afghanistan, puis Islamabad au Pakistan et ensuite Lahore, la frontière indienne, et New Delhi, Bénarès, la vallée du Gange jusqu’à Calcutta… A Calcutta, nous étions, avec dix mille bornes dans les pattes, au bout de notre jardin. Nous y étions ravis et heureux. Ç’avait été dix mille kilomètres de liberté et de fraternité… C’était il y a vingt-cinq ans.
Aujourd’hui, Mostar est un charnier, Sarajevo un champ de ruines, Pristina ne se relève pas de l’épuration ethnique, Skopje étouffe sous les réfugiés et sous les sergents recruteurs de l’UCK. Istanbul et Ankara sont sous contrôle de l’armée turque, le passage Ankara-Mossoul est impossible à la suite de la guerre du Golfe et le train qui se foutait des frontières s’est arrêté : la voie est désormais remplacée par un champ de mines. De mines et de cadavres d’enfants envoyés devant les troupes pour sauter sur ces mines. A Chiraz, les « gardiens de la Révolution » veillent à ce que les Occidentaux n’aient pas de relations avec les « musulmans » – puisqu’ils ont décrété que tout Iranien est musulman – et, a fortiori, avec les musulmanes. Un citoyen allemand, entre autres, a été jeté dans les geôles de la République islamique d’Iran pour avoir eu une « relation » avec une Iranienne ; nous ignorons ce qu’il est advenu de cette femme… Ces gardiens de la Révolution ne sont ni des militaires ni des policiers, juste des militants qui ont une foi et une conscience de bien faire. Et même de faire le bien… A Kaboul et à Islamabad, les livres, les journaux et la télévision sont interdits. Les femmes ne peuvent aller à la faculté ; pas même à l’hôpital… Lahore, Delhi, Bénarès, Calcutta sont régulièrement le théâtre d’émeutes interethniques et interreligieuses qui font des centaines de victimes. Ces dix mille kilomètres de paix, de liberté et de fraternité sont devenus, en moins de vingt-cinq ans, dix mille kilomètres de haine et de peur…
Les lutteurs de classes aux yeux fixés sur la ligne bleue des lendemains qui chantent, les internationalistes qui demain seront le Genrumain, tous ceux que la guerre sociale galvanise ne manquent pas d’explications. Elles n’en sont pas moins des passe-partout qui laissent impuissant à comprendre. Ces massacres, ces guerres, ces haines ne sont pas le fait du Grand Capital avide de faire transpirer de la plus-value aux prolétaires. L’ignorance et le péril sanitaire des Afghanes et des Pakistanaises n’apportent pas de plus-values.
Le poison qui sème l’horreur, le malheur, la souffrance du Sud-Est asiatique jusqu’aux frontières de l’Italie n’est pas le capital, même dans sa version nouvel ordre mondial. Ce poison est le fait d’hommes (et peut-être de femmes ?) qui se reconnaissent dans une identité. Ils revendiquent cette identité et veulent que l’autre prie comme eux prient. Ils veulent que l’autre mangent comme eux mangent. Ils veulent que l’autre tuent l’animal comme eux tuent l’animal. Ils veulent que l’autre baisent comme eux baisent (je dis bien baise ; je ne peux imaginer qu’ils fassent l’amour). Ils veulent que l’autre élève ses enfants comme eux les élèvent (je n’imagine pas non plus qu’ils les éduquent). Ils ne veulent pas que l’autre foule la terre où est enterré leur père.
Pendant l’intervention au Kosovo, j’ai entendu deux intellectuels remonter le temps : « mais en 1914… mais en 1889… mais au Xie siècle… » Ils sont allés comme ça jusqu’à la présence des Iléniens, au Vie siècle, pour savoir qui était légitimement l’occupant de ce territoire.
Ce poison, c’est le communautarisme. C’est l’assignation de l’individu à une identité collective, à une communauté. Est-il nécessaire, avant de convivre avec quelqu’un, de savoir si son père, son grand-père, son arrière-grand-père étaient là en même temps que les nôtres ? Faut-il que pour vivre légitimement quelque part on y fût précédé par un aïeul ? Suis-je, moi qui ne prie pas, l’ennemi de celui qui prie ? Sommes-nous adversaires ou alliés selon que notre quarante-sixième chromosome est X ou Y ? Il ne suffirait donc pas d’avoir des choses à vivre et à partager ensemble ? Ou même à ne pas partager, mais simplement convivre dans l’indifférente tolérance – ou la tolérante indifférence. En tout cas dans l’absolue indifférence pour nos différences.
Jean-Victor Verlinde
* L’Ordre, mon cul ! La liberté m’habite, de Jean-Victor Verlinde, éditions L’Esprit frappeur, Paris, 2000.
Il y a aussi du politico-économique car le fameux Etat islamique aurait occupé les puits de pétrole (entendu à RFI) en Irak et ce n’est qu’à partir de là que « nos » troupes coalisées sont intervenues en Irak : foutons-nous sur la gueule… et qu’eux s’entretuent mais que cela ne nous gêne pas dans nos petits privilèges.
Michèle S
[…] le blog de Floréal un très bon billet sur le communautarisme, complétant ce que j’ai dit dans les paragraphes « guerre » et […]
Qu’il y ait du politico-économique dans la riposte, c’est indéniable.
Qu’il y en ait dans les motivations des gugusses de l’EI, j’en doute. Même si à terme, si ce califat se pérennise, il lui faille avoir une activité économique, cela ne prouvera rien, ni n’enlèvera rien au caractère exclusivement identitaire de leur démarche.