L’affaire des caricatures publiées par le journal « Charlie Hebdo » aura permis à la liberté d’expression de se découvrir en quelques heures une foule d’amoureux passionnés n’éprouvant qu’un regret : que cet hebdomadaire s’en serve. Ah ! si l’on pouvait revenir aux bons vieux temps où tour à tour l’Eglise, la monarchie, les révolutionnaires intransigeants, l’Empire, la République d’avant la Seconde Guerre mondiale censuraient à qui mieux mieux !
Edouard Rothen, pseudonyme de Charles Hotz (1874-1937), militant libertaire et collaborateur de « L’Encyclopédie anarchiste », rappelait dans cet indispensable ouvrage, au début des années 30, la douloureuse histoire de la liberté de la presse, ou plutôt des limitations, obstacles et moyens répressifs destinés à la combattre et dont tous les pouvoirs ont usé et abusé.
Cet écrit est reproduit ci-dessous.
Dès l’invention de l’imprimerie, la presse, moyen d’expression et de vulgarisation des idées, vit se dresser contre elle l’hostilité des pouvoirs. Elle fut suspecte comme la pensée, dangereuse comme la vérité qu’elle était susceptible d’opposer au « mensonge immanent » des sociétés. La royauté et l’Eglise lui firent la guerre ; elles ne la tolérèrent que lorsqu’elle les servit. Elle fut immédiatement sous le contrôle de l’Université, gardienne de la pensée orthodoxe. Dès 1543, la congrégation de l’Index avait été organisée spécialement contre l’imprimerie. François Ier et Henri II rendirent les premiers édits contre elle. Ils furent terribles. La Faculté de théologie eut le privilège de juger seule, sans appel, des autorisations à donner. Ce fut la peine de mort pour les auteurs, la destruction des écrits quand il n’y avait pas eu autorisation. Dès le règne de François Ier, que des flagorneurs ont appelé « le protecteur des Lettres », plusieurs libraires furent pendus, d’autres brûlés, tel Etienne Dolet en 1546. Les Estienne furent persécutés à la fois par les catholiques et les calvinistes. Michel de l’Hôpital fit amender la férocité inquisitoriale par l’ordonnance de Moulins qui enleva à la Faculté de théologie, pour le réserver au roi, le droit d’autoriser les ouvrages, et qui supprima la peine de mort contre les écrivains et les éditeurs des « mauvais livres » disant des vérités subversives. En 1586, on n’en pendit pas moins François Le Breton pour avoir écrit trois pamphlets sur la misère du peuple. D’autres furent envoyés au gibet ou rompus vifs en grève, pour des libelles et autres productions jugés indécents ou hérétiques. Richelieu, un autre « protecteur des Lettres » qui n’admettait que des écrits dont sa vanité n’avait pas à souffrir, fit rendre en 1625 un édit rétablissant la peine de mort contre tout auteur de publication non autorisée. On ne cessa pas de pendre, de brûler, de rompre vifs ou d’envoyer aux galères auteurs, éditeurs et colporteurs jusqu’en 1728 qui vit l’abolition de la peine de mort en matière de librairie. Les galères et les prisons d’Etat n’en reçurent que plus de rameurs et de pensionnaires suivant les caprices des puissants car, si les mœurs plus accommodantes sinon plus douces que la loi s’étaient accoutumées à une pensée plus libre, elles n’en étaient pas moins abusives dans leurs haines particulières.
Des milliers d’écrits subversifs, imprimés à l’étranger, étaient répandus par les personnages les plus considérables de l’Etat. On ne cessait pas pour cela de brûler des ouvrages et d’emprisonner des auteurs, mais il n’y avait plus guère que des gens d’Eglise pour requérir des jugements contre eux. Un Voltaire, un Diderot, un J.-J. Rousseau auraient été brûlés vifs au XVIe siècle. Au XVIIIe, on brûlait encore un chevalier de La Barre, mais on ne pouvait plus envoyer au bûcher des hommes d’une telle notoriété. L’Eglise ne put que se couvrir de honte et de ridicule par ses autodafés des Lettres philosophiques, de l’Emile et de cent autres écrits dont la condamnation revient comme un leitmotiv dans les gazettes du temps. Même lorsqu’elle l’emportait, son autorité en était atteinte. On le vit lorsqu’elle voulut, par exemple, faire condamner pour hérésie Marmontel, à propos d’un passage sur la tolérance dans son roman Bélisaire. L’affaire dura près de trois ans. Tous les rieurs furent avec Marmontel contre l’archevêque de Paris et la Sorbonne, et des vers comme ceux-ci coururent dans le public :
« N’a-t-il pas dû savoir qu’il causait du scandale
Quand, malgré la Sorbonne, il faisait aimer Dieu ? »
Marmontel se vengea de son censeur, l’abbé Riballier, qui prétendait avoir perdu la vue en travaillant à cette censure, par l’épigramme suivante à graver sur le collier du chien de l’abbé :
« Passant, lisez sur ce collier
Ma décadence et ma misère ;
J’étais le chien de Bélisaire,
Je suis le chien de Riballier. »
Deux siècles plus tôt, Marmontel eût subi le sort d’Etienne Dolet. Les abus de la censure ecclésiastique étaient devenus d’un autre âge comme aujourd’hui ceux de la censure républicaine. La première s’est écroulée avec l’insanité aristocratique, la seconde s’écroulera avec l’insanité démocratique.
La Révolution française proclama avec les Droits de l’homme que : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme. Tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi » (article 11 de la Constitution de 1791). Chacun imprima ce qu’il voulut durant la Révolution ; ce fut la « liberté sans rivages », mais cela ne dura pas. Dès que la classe bourgeoise put le faire, elle découvrit des rivages à la liberté de la presse et, le 27 germinal an IV, elle y planta la guillotine contre quiconque parlerait de changer le gouvernement. Le 19 fructidor an V, les journaux furent placés sous la surveillance de la police. Le 9 vendémiaire an VI, la loi du timbre fut établie pour les journaux politiques. Au nom des « droits de l’homme », on rétablissait ce qui avait été de « droit divin ». Napoléon Ier alla plus loin : il supprima radicalement toute liberté pour les discours et les écrits qui ne furent pas officiels. C’est ainsi que, sous son règne « libéral », on ne vit aucune condamnation de presse : elle n’existait plus ! Sous le Consulat, il avait fait réduire à treize le nombre des journaux, sous prétexte qu’ils étaient « des instruments dans les mains des ennemis de la République ». Le 28 septembre 1811, Le Journal de l’Empire – L’Officiel de l’époque – publiait cet avis : « A compter du 1er octobre prochain, il ne paraîtra plus à Paris que quatre journaux quotidiens s’occupant de nouvelles politiques, savoir : Le Moniteur, Le Journal de l’Empire, La Gazette de France et Le Journal de Paris ».
La Charte de 1814 dut reconnaître la liberté de la presse, mais le gouvernement de la Restauration chercha toujours à la restreindre jusqu’au jour où la presse eut raison du gouvernement en le renversant (juillet 1830). Les lois des 17 et 26 mai 1819 réalisèrent pour la première fois ce qu’on peut appeler une « législation de la presse » en ce que celle-ci ne fut pas soumise uniquement au « bon plaisir » du gouvernement. On s’efforça de définir et de classer ce qu’on appela les « délits de presse » en établissant, suivant leur gravité, une échelle de peines. On innova en matière de « diffamation » en prohibant la preuve des faits dits diffamatoires admise jusque-là. La seule publicité des faits, qu’ils fussent vrais ou faux, suffit pour la condamnation du « diffamateur ». On dressa ainsi le fameux « mur de la vie privée » derrière lequel on peut être un coquin tout en faisant publiquement figure d’homme exemplaire. On admit cependant la preuve des faits quand il s’agirait d’un personnage investi d’une fonction publique. La loi du 26 mai 1819 rétablit la compétence du jury pour connaître des crimes et délits de presse, sauf de la diffamation. Une troisième loi, celle du 9 juin 1819, fixa les conditions de la publication. Il n’y eut plus d’autorisation à solliciter, mais seulement une déclaration à déposer en fournissant un cautionnement, en indiquant l’éditeur responsable et en payant le timbre. Ces lois ne tardèrent pas à paraître trop libérales au gouvernement. L’assassinat du duc de Berry, le 13 février 1820, fut le prétexte de la loi du 31 mars qui put faire suspendre tout journal pendant six mois. On revint ensuite à la demande d’autorisation pour les nouveaux journaux et tous furent soumis à la censure avant toute publication. La loi du 17 mars 1822 créa le délit de tendance qui livra la presse au pouvoir discrétionnaire des magistrats. P.-L. Courier, entre autres, fut victime de ce pouvoir. Ce régime dura jusqu’au 18 juillet 1828 où l’autorisation préalable fut supprimée et le cautionnement fut réduit. Mais Charles X voulut retourner au régime napoléonien. Son ordonnance du 25 juillet 1830 amena la révolution trois jours après.
Etabli par une révolution faite au nom de la liberté de la presse, le gouvernement de Louis Philippe devait au moins se donner l’air de respecter cette liberté. La Charte de 1830 la reconnut ; elle confirma la compétence du jury et supprima la censure. Mais diverses lois secondaires servirent à grignoter sournoisement ce régime trop libéral. Les insurrections de Lyon et de Paris furent le prétexte de la loi du 9 septembre 1835, véritable « loi scélérate » qui demeura jusqu’à la fin du règne.
La révolution de 1848 ramena, mais pas pour longtemps, la « liberté sans rivages ». Dès le 9 août 1848, le cautionnement et le timbre furent rétablis et la loi du 27 juillet 1849 remit presque entièrement en vigueur celle de 1835. Une autre, du 16 juillet 1850, vint compléter et imposa entre autres, aux écrivains de la presse périodique, l’obligation de signer leurs articles. Ces deux dernières lois tuèrent nombre de petits journaux, dont Le Peuple constituant, de Lamennais.
On comprend que le 2 décembre 1851 fut fatal à la liberté de la presse comme aux autres libertés. Un premier décret, du 31 décembre 1851, enleva au jury la connaissance des délits de presse. Un autre, du 17 février 1852, mit les journaux à la merci du pouvoir par le rétablissement de l’autorisation préalable ; les taux du cautionnement et du timbre furent encore élevés et les écrits périodiques y furent astreints à leur tour. Après trois avertissements, sous des prétextes quelconques, un journal pouvait être supprimé. Les comptes rendus des débats parlementaires devaient être publiés intégralement, ce qui était impossible dans les journaux, ou réduits à l’impression du procès-verbal des séances. Les commentaires étaient interdits. Pour les débats judiciaires, interdiction absolue de rendre compte des procès de presse et faculté donnée aux présidents des tribunaux d’interdire les comptes rendus des procès ordinaires. C’était l’étranglement pur et simple de l’opinion. La loi du 2 juillet 1861 améliora à peine ce régime quant à la suspension et à la suppression des journaux. Les protestations devenant plus nombreuses et plus énergiques, on fit alors la loi du 11 mai 1868 supprimant l’autorisation préalable et remplaçant les avertissements, suspensions et suppressions par des jugements de tribunaux correctionnels auxquels les délits furent déférés. Les partis de gauche réclamèrent inutilement pour rendre la presse au jugement du jury. C’est la caractéristique des gouvernements de dictature ; ils veulent rester maîtres de l’opinion et, pour cela, il faut qu’ils soient soutenus par des magistrats serviles. Dans tous les procès de presse jugés alors par les tribunaux correctionnels, « il fut impossible de découvrir un seul exemple d’acquittement » (Larousse). Les législateurs républicains n’auraient qu’à reprendre cette loi de 1868 pour faire leurs « lois scélérates » de 1893 et 1894. Larousse a dit encore : « Telle fut, alors, l’ardeur des parquets à poursuivre la presse de l’opposition, que l’application de la loi de 1868 se traduisit dans les six premiers mois de sa promulgation par 121.919 francs d’amende et sept ans, six mois et vingt et un jours de prison. » Les parquets et les tribunaux républicains font mieux depuis 1893 ; il est vrai qu’en quarante ans ils ont eu plus de temps que ceux de l’Empire. C’est par des centaines d’années de prison et des millions de francs d’amendes que leur « ardeur » s’est manifestée contre tous les délits d’opinion et de presse. Dans la seule période du 1er janvier 1928 au 31 décembre 1931, 944 années de prison et 2 millions de francs d’amendes, qui représentent 15 millions et demi avec les frais, ont été appliqués en vertu des « lois scélérates » (L’Humanité, 24 juin 1932).
Au 4 septembre 1870, la liberté de la presse fut rétablie, limitée par l’état de siège. La loi du 15 avril 1871 replaça la presse sous le régime de celle du 27 juillet 1849, sauf quelques détails. Enfin, la loi du 29 juillet 1881 constitua la charte la plus libérale que la presse eût connue en France, hors les périodes de « liberté sans rivages ». Mais, sans avoir été abrogée depuis, cette loi a été tellement corrigée par une vingtaine d’autres, notamment par les « lois scélérates » de 1893, 1894 et 1920, que la liberté de la presse est placée aujourd’hui sous un régime aussi hypocrite et aussi arbitraire que sous l’Empire. Et comme si la loi n’y suffisait pas, les « caprices » de la censure, le « bon plaisir » des préfets, le « pouvoir discrétionnaire » des magistrats ajoutent encore à cette hypocrisie et à cet arbitraire par des interdictions, des saisies et des arrestations préventives. On interdit, sans jugement, une scène de théâtre parce qu’elle est désagréable à une dame bien en cour. On fait saisir, sans jugement non plus, des livres, revues, journaux, parce qu’ils ne sont pas assez respectueux des ventres solaires du régime. On boycotte même officieusement, dans les organisations de la librairie et de la presse où opèrent de répugnants cafards et des gens de basse police, les publications indépendantes qui osent attaquer les malfaiteurs publics. Un Ilya Ehrenbourg, condamné à Berlin pour propos irrespectueux sur M. Bata, empereur de la « godasse universelle », voit faire le silence en France sur ses livres par toute la « grande presse » et tous les « grands critiques ». Rabelais constatait de son temps qu’il « ne fallait pas toucher aux oiseaux sacrés ». Il ne faut pas davantage toucher aujourd’hui à la basse-cour souveraine, à ses dindons et à ses oies. La censure officielle, dont nous reparlerons au mot vandalisme, est exercée avec une inconscience stupéfiante, dénotant une véritable absence de sens moral, par des « écrivains » qui se sentent très « honorés » de tenir un tel emploi !…
L’histoire des procès sous les différents régimes qui ont réglementé la liberté de la presse serait longue à raconter. Bornons-nous à en citer quelques-uns parmi les principaux ; ils ont été le plus souvent reliés à des procès politiques. C’est ainsi que celui de la « Conspiration des Egaux », en 1797, fut en même temps celui du Tribun du peuple, le journal de Babeuf.
La grande époque des procès de presse, des plus retentissants, fut dans les premières années du règne de Louis Philippe. La Tribune, dirigée par Armand Marrast, mena contre lui une lutte très dure, aussi, en quatre ans, fut-elle poursuivie cent onze fois et vingt fois condamnée, accumulant 49 années de prison et 157.000 francs d’amendes. La Révolution, La Quotidienne, La Gazette de France furent aussi plusieurs fois poursuivies. Marrast fut personnellement condamné à six mois de prison et trois mille francs d’amende pour avoir dénoncé le scandale d’une fourniture de fusils auquel furent mêlés, avec un sieur Gisquet, M. Casimir Périer et le maréchal Soult. Cette condamnation de Marrast établissait le principe de l’impunité assurée aux « potdeviniers » et aux fonctionnaires pratiquant le péculat et la concussion, en assimilant à la diffamation les dénonciations publiques contre eux.
En 1832, en même temps que le procès contre la Société des amis du peuple dans lequel Raspail, Bonnias, Gervais, Thouret et Blanqui furent condamnés, on vit d’autres procès contre La Tribune, puis celui de La Caricature, de Philippon, qui valut à Daumier ses six premiers mois de prison pour son Gargantua, et celui de La Némésis, de Barthélémy. Ce fut à l’occasion de ces procès qu’Armand Carrel écrivit dans Le National ce que Louis Blanc a appelé « une intrépide déclaration ». Il s’y déclarait prêt à résister par la force aux « sbires » de M. Périer qui viendraient l’arrêter pour délit de presse et il terminait ainsi : « Que le ministère ose risquer cet enjeu, et peut-être il ne gagnera pas la partie. Le mandat de dépôt, sous le prétexte de flagrant délit, ne peut être décerné légalement contre les écrivains de la presse périodique ; et tout écrivain, pénétré de sa dignité de citoyen, opposera la loi à l’illégalité, et la force à la force. C’est un devoir : advienne que pourra. » Le National fut saisi, mais on n’osa pas arrêter A. Carrel.
En 1833, La Tribune ayant accusé les députés dont les relations avec le caissier des fonds secrets étaient plus profitables qu’honorables, ce journal fut cité à la barre de la Chambre. Cavaignac et Marrast y firent le procès de la corruption parlementaire telle que le régime constitutionnel l’avait produite et qui avait fait, de toutes les chambres qui s’étaient succédé, des « prostituées », dit Marrast. Bien entendu, il y eut condamnation. MM. les députés défendaient leur « honneur » bien qu’ils l’eussent si souvent compromis. Par 204 voix sur 304, le gérant de La Tribune fut condamné à trois ans de prison et dix mille francs d’amende. Or, sur les 204 « honnêtes » députés qui condamnèrent, il y avait 122 fonctionnaires qui recevaient des traitements pour des fonctions qu’ils ne remplissaient pas ; 26 autres tripotaient avec deux ministres associés de M. Decazes dans l’exploitation des forges de l’Aveyron !
La même année 1833 vit les procès du journal lyonnais La Glaneuse. Sa condamnation ne fut pas étrangère à l’agitation qui produisit l’insurrection de 1834. Les événements de Lyon eurent leurs échos à Paris où M. Thiers, ivre de sang, préparait le massacre de la rue Transnonain. La veille, il supprima brutalement La Tribune et Marrast dut s’enfuir pour échapper à un mandat d’arrêt.
Le procès des républicains, en avril 1835, devant la Chambre des pairs, fut précédé de celui du National dans lequel A. Carrel avait publié, le 10 décembre 1834, un article violent pour nier la compétence des pairs dans ce procès. Il avait écrit entre autres : « Non, aux yeux de l’éternelle justice, aux yeux de la postérité, au témoignage de leur propre conscience, les vieux sénateurs de Bonaparte, ses maréchaux tarés, les procureurs généraux, les anoblis de la Restauration, ses trois ou quatre générations de ministres tombés sous la haine ou le mépris public et couverts de notre sang, tout cela rajeuni de quelques notabilités jetées là par la royauté du 7 août, à la condition de n’y jamais parler que pour approuver, tout cet ensemble de servilités d’origines si diverses n’est pas compétent à prononcer sur la culpabilité d’hommes accusés d’avoir voulu forcer les conséquences de la révolution de Juillet… » Contre le réquisitoire, Carrel avait écrit : « On pense bien que nous ne pouvons pas laisser ce ramas d’hérésies constitutionnelles, de violations de tous les principes de droit criminel admis chez les peuples civilisés, ces sophismes niais, ces vieilleries de justice prévôtale, ces âneries de Bridoison, conseiller de chambre étoilée, sans les accabler de l’inexprimable dégoût que tous les cœurs honnêtes, que tous les esprits éclaires, éprouveront à une telle lecture. Il n’est pas besoin d’indiquer l’objection de sens commun, de vérité, de pudeur, qui naît à chaque phrase de cette indigne rapsodie. » M. de Ségur requit des poursuites. La pairie, « jugeant dans sa propre cause », condamna le gérant du journal, M. Rouen, à deux ans de prison et 10.000 francs d’amende. Il y a lieu de souligner à cette occasion l’animosité particulière de M. Thiers contre A. Carrel. Il alla jusqu’à chercher à le compromettre dans une affaire d’assassinat. Le renégat se vengeait ainsi de sa honte contre son ancien compagnon de lutte républicaine resté fidèle à son passé.
La Caricature, qui avait publié le dessin vengeur de Daumier, La rue Transnonain, et son épique autant que monstrueux Ventre législatif, fut tuée avec nombre d’autres par la « loi scélérate » de septembre 1835. Daumier marqua cette fin par un dessin caractéristique représentant trois morts de juillet 1830 soulevant la pierre de leur tombeau et disant : « C’était vraiment pas la peine de nous faire tuer ! »
Cette période héroïque de la presse, suite des combats de 1830, finit à la mort d’A. Carrel, en 1836. La presse qui avait lutté énergiquement jusque-là parut écrasée par la loi de septembre. En fait, elle évoluait vers les délices publicitaires moins aventureuses que Girardin et Dutacq lui présentaient et qui allaient « changer en un trafic vulgaire ce qui était une magistrature, et presque un sacerdoce » (Louis Blanc). La République de 1848 et le second Empire n’eurent pas ainsi de procès de presse marquants. Ils avaient d’ailleurs supprimé l’opposition républicaine. Les condamnations et les déportations de 1852 y avaient mis fin en personnifiant la démocratie dans l’homme qui la menait avec le sabre et la proscription. Quand l’opposition reprit des forces vers la fin de l’Empire, on vit le procès de la souscription Baudin en novembre 1868. Les journaux qui avaient ouvert la souscription, L’Avenir national, La Revue politique, Le Réveil et L’Avenir furent poursuivis avec leurs rédacteurs Peyrat, Charles Quentin, Challemel-Lacour et Delescluze. C’est dans ce procès que Gambetta, défendant Delescluze, prononça son virulent réquisitoire contre les hommes du 2 décembre « chargés de hontes et de crimes ».
Il y aurait à parler des procès de presse de la IIIe République. Ils se sont multipliés contre les journaux socialistes, syndicalistes, anarchistes et aujourd’hui communistes. Ils sont connus de nos contemporains qui n’oublient pas l’histoire. On vit encore s’exercer, jusqu’en 1914, le « libéralisme » de la loi de 1881 dans les procès de La Voix du Peuple, des Hommes du jour, de La Guerre sociale, du Libertaire et d’autres qui se déroulèrent en cour d’assises. Quand cette loi ne suffit plus à l’arbitraire gouvernemental, il usa, avec une violence toujours accrue, des « lois scélérates » dans les procès de presse. Les journaux socialistes et syndicalistes furent de plus en plus épargnés grâce à leur « collaborationnisme » succédant à leur opposition. Aujourd’hui, anarchistes et communistes, quoique se combattant âprement, sont égaux devant une répression qui feint hypocritement de les confondre et les frappe plus que jamais.
La liberté de la presse n’est toujours que la liberté d’écrire selon les vues du gouvernement, soit pour l’approuver, soit pour manifester une opposition courtoise qui ne le menace pas dans ses fondements. On est encore loin de la « liberté sans rivages » d’un régime vraiment républicain. On ne l’a connaîtra que lorsqu’on aura conquis toutes les libertés, car elles sont inséparables les unes des autres.
Edouard ROTHEN
La presse demeure notre seul moyen d’entrer en résistance contre l’inaction des parlementaires de tout poil face à cette montée inacceptable du pouvoir des religieux qui profite de la période de misère liée au chômage et à la précarité pour formater les cerveaux malléables et réceptifs à toutes les illusions, fussent-elles l’éden ou le paradis d’Allah !
Bravo Floréal pour ce rappel historique des combats que menèrent nos aînés.
Je ne conteste pas l’analyse de cet auteur, fort juste, cependant, elle me paraît datée à au moins un égard :
la problématique de notre siècle ne tient pas essentiellement au fait que certains ne peuvent s’exprimer, elle tient en outre aussi au fait qu’il est maintenant possible de s’exprimer autant qu’on veut, mais sans le moindre résultat.
Floréal, pourquoi ne pas aller voir les sites de pétition en ligne (ou encore les réseaux sociaux) : ils démontrent très clairement que le système n’a *rien à craindre* du fait que les connectés « postent » à qui-mieux-mieux.
En fait, c’est même l’inverse. Cette gabegie d’expression a pour effet de stabiliser le système. L’État en sort renforcé.
Il ne s’agit pas de dire qu’il faudrait censurer, en aucun cas… Le point, bien compris, est le suivant : le système médiatique actuel noie toute revendication dans le vacarme de tous parlant en même temps. C’est une manière habile de nier toute capacité d’action à l’individu désireux d’agir. Et je n’ai pas l’impression que vous en ayez pris encore bonne mesure.
Oui, certes, cet article est daté puisque écrit pour « L’Encyclopédie anarchiste » dans les années 30, comme le précisaient les quelques lignes de présentation. Il s’agit là tout simplement d’un rappel historique, rien de plus, et surtout pas d’une analyse pouvant être appliquée à notre époque.
Pour le reste, je suis pleinement d’accord. J’avais d’ailleurs commencé à rédiger un billet, à ce jour resté en rade, sur le phénomène des pétitions en ligne. Il y aurait aussi beaucoup à dire, c’est vrai, sur « le vacarme de tous parlant en même temps » ou sur les stations radio ou chaînes télé d’information continue où tout se mêle dans une bouillie et un flot ininterrompu de nouvelles de toute sorte. Peut-être même aussi sur l’anonymat des commentateurs permanents de l’actu sur les réseaux sociaux… J’en suis bien conscient, même s’il est vrai que je n’ai sans doute guère traité ces sujets ici. Cordialement.