J’ai le vague souvenir d’une blague qui mettait en scène un aveugle arrêté au bord d’un trottoir, que deux passants, placés à sa droite et à sa gauche, prenaient chacun par un bras et entraînaient dans le passage clouté. Se débattant, l’aveugle se dégageait de l’emprise desdits passants et leur assénait alors des coups violents à l’aide de sa canne blanche. Car, en fait, il ne voulait absolument pas traverser la rue.
Cette histoire me fait penser aux quelques militants anarchistes qui ont entrepris de défendre bec et ongles Michel Onfray, quoi que ce dernier puisse écrire ou affirmer, souhaitant à tout prix en faire un compagnon de route du mouvement libertaire, alors que ce dernier ne le souhaite manifestement pas.
Dans leurs apparitions publiques, ces auteurs compositeurs interprètes ont pu de temps à autre se laisser aller à proférer des bêtises – encore qu’il serait bon d’en apporter des preuves irréfutables, en ce qui concerne Brassens notamment. Mais ni les délires misogynes d’un Ferré, par exemple, ni la mythomanie musclée d’un Lavilliers ne portaient sur la théorie et la stratégie libertaires, ou sur une invitation répétée, adressée aux organisations militantes, de réviser leurs positions pour mieux s’ouvrir à une modernité politique. Aucun d’eux ne se voulait « théoricien », et leur propos n’était même que très rarement « politique », au sens militant du terme. Et s’il leur arrivait d’évoquer l’organisation anarchiste et ses moyens d’expression – ce fut le cas pour Lavilliers –, c’était avec sympathie, bienveillance, sans arrogance dans l’expression de certaines réticences.
On pourrait dire la même chose de ceux qui furent, dans le monde de l’écrit ou des arts, assez proches, voire très proches pour certains, de la Fédération anarchiste. A commencer, d’ailleurs, par Albert Camus lui-même, objet du dernier livre de Michel Onfray. Mais aussi de Michel Ragon, de Georges Navel, de Jean Rollin, d’Henri Gougaud, de Jean-Pierre Chabrol, etc. Si tous n’étaient sans doute pas en tout point d’accord avec les anarchistes qu’ils côtoyaient, c’est en vain qu’on chercherait là encore, dans leur expression publique, la moindre vacherie gratuite, le dénigrement vis-à-vis de l’organisation et de sa presse, la petite perfidie sur tel ou tel militant disparu, ou cette absence d’humilité propre aux esprits qui se croient supérieurs.
Il est hélas impossible d’en dire autant de Michel Onfray. Contrairement aux réels compagnons de route cités ici – et il y en eut bien d’autres –, ce curieux et peu sympathique post-anarchiste a toujours fait preuve, envers le mouvement libertaire, d’une attitude qu’a fort bien résumée Claude Guillon (1) : « Le problème avec Michel Onfray, ça n’est pas qu’il est sot ou malhonnête. [Sur ce deuxième point, la lecture du dernier livre d’Onfray consacré à Camus a fini par me convaincre du contraire.] Le problème, c’est qu’il est convaincu qu’il peut produire une critique légitime de l’activisme politique depuis l’extérieur. Autrement dit : il se poste sur le trottoir, regarde passer la manif, et ricane sur le mode : Eh ben les p’tits gars, c’est pas comme ça que vous allez changer le monde ! » (…) « Onfray est une espèce de Philippe Val sans passé. (…) Onfray ne manque pas une occasion de moquer les anarchistes et en général tous les gens assez bêtes pour défiler ou brandir un drapeau, mais ça n’est pas en tant qu’ex revenu de tout, mais en tant que libertaire autoproclamé. Lui qui n’a jamais milité, jamais distribué un tract, jamais monté un comité de soutien, jamais soutenu une grève ou vendu un journal à la criée, explique au bon peuple ce qu’il faut penser de tout ça et comment on mène une lutte ! » Il convient d’ajouter que cette manie de donner ainsi des leçons en permanence lui fait asséner le plus souvent son propos avec une morgue, une arrogance insupportable qui l’éloigne, là encore, des amis du mouvement libertaire, qui tous savaient se situer dans un compagnonnage chaleureux et dépourvu d’une supériorité intellectuelle supposée.
Il est évident que Michel Onfray a parfaitement le droit de considérer que les organisations anarchistes existantes ne présentent aucun intérêt, et de mener sa barque de son côté. Se présentant néanmoins comme un libertaire, même post-moderne, il nous permettra d’avoir un avis, et de le faire connaître, quant à sa production écrite et ses propos. C’est la moindre des choses pour un homme qui s’adresse à un public, ce terme étant à considérer y compris, et peut-être même surtout, dans son acception liée au monde du spectacle, le philosophe normand ne dédaignant point, loin de là, participer au cirque médiatique ambiant. Et si ces avis ont eu tendance, au fil du temps, à devenir de plus en plus virulents, c’est que de son côté Michel Onfray n’a cessé de fustiger les anarchistes militants, ne se contentant pas de ridiculiser leur action et leur fidélité à certains principes, mais optant de plus en plus fréquemment pour le mensonge, la dépréciation et la bassesse.
Le second argument avancé en faveur de Michel Onfray réside dans le fait que ce dernier, notamment à travers l’existence de son Université populaire de Caen, permet de faire connaître la pensée anarchiste à un public que n’atteint pas habituellement la propagande classique des organisations libertaires. C’est très possible et, si le fait est avéré, reconnaissons alors honnêtement que Michel Onfray, dans ce cas précis, fait œuvre utile (2). Mais en quoi cela devrait-il nous interdire d’avoir un point de vue sur son œuvre et ses nombreuses déclarations publiques ? Le désir de s’attacher les faveurs d’un intellectuel de renom doit-il à ce point conduire à passer l’éponge sur toutes ses âneries et tous ses mauvais coups ?
Si vous vous rendez à la librairie Publico, siège de la Fédération anarchiste, vous y verrez une quantité impressionnante de livres consacrés à la pensée libertaire, à ses théoriciens, à ses principaux militants historiques, aux périodes passées dans lesquelles ils jouèrent un rôle non négligeable. Aucun des auteurs de ces livres n’apparaît à la télévision, territoire interdit. Inconnus du grand public, ils n’en sont pas moins, pour la plupart, des compagnons de route autrement plus sérieux et fréquentables que le chouchou des radios-télés, seul libertaire admis et toléré par le Médiatisme. Cela devrait peut-être interpeller les amis de Michel Onfray. Il pourrait se demander si l’anarchisme particulier du Maître, soluble dans l’isoloir et dans un « capitalisme moralisé », copinant au besoin, et successivement, avec un Bové, un Besancenot, puis la radicalité encravatée d’un Montebourg et la démagogie néo-stalinienne d’un Mélenchon, n’y est pas un peu pour quelque chose.
Il est difficilement compréhensible, en dehors de la crainte purement commerciale de perdre un préfacier connu qui assure une meilleure vente de livres, que certains militants s’acharnent à vouloir épargner ainsi celui qui les méprise tant. Car il est des promiscuités dégradantes. Comme l’aveugle qui ne souhaitait pas traverser la rue, laissons donc Michel Onfray suivre son chemin, sans perdre sa dignité à implorer son pardon pour crime de lèse-majesté, et que le mouvement libertaire suive le sien. Il est plus que souhaitable, actuellement, qu’ils se passent l’un de l’autre.
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(1) « Pourquoi Onfray-t-il mieux de se taire », sur le blog de Claude Guillon, article.php3?id_article=243
(2) Souhaitons, par parenthèse, que ses auditeurs, conservant leur sens critique, aillent perfectionner ailleurs que dans les seuls ouvrages d’Onfray leur connaissance de l’anarchisme.
(3) Si vous êtes du côté Onfray, qualifiez leurs auteurs de « gardiens du temple », ça vous a un côté intégriste qui impressionne et cela vous donnera un vernis résolument moderne et ouvert du meilleur effet.
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